Friday 25 May 2007

Une nouvelle de Lu Xun : Kong YiJi

Lu Xun est surtout connu pour la véritable histoire de Ah Q  . Mais il a aussi donné vie à un personnage fameux en chine : Kongyiji, homme étonnant, mi-lettré et mi-gueux.

Voici la nouvelle, qui décrit une coutume particulière en Chine : celle de faire tiédir le vin.

J’ai pris beaucoup de temps et un très grand plaisir à la traduire avec Jade ; merci Jade !

Je n'ai pas trouvé de traduction en francais de cette nouvelle sur internet ; c'est apparemment une première !

 

Kongyiji, un personnage de Luxun.

Dans notre ville de Lu, les bistrots ont la particularité de présenter face à la rue, avant la salle où l’on s’assoit, un comptoir en forme d’équerre de charpentier. Derrière ce comptoir, on a toujours de l’eau chaude prête ; on peut ainsi à toute heure vous faire tiédir du vin.

Les artisans et manœuvres y viennent après le travail, en fin de matinée et le soir. Souvent, ils dépensent quatre sous pour acheter un bol de vin (c’était il y a vingt ans ; maintenant les prix sont montés à dix sous). Debout, accoudés au bar, ils boivent un coup pour faire une pause et se réchauffer le cœur.

 S’ils ont encore un peu d’argent à dépenser, ils commandent une coupelle de bambous bouillis salés, ou bien des petits pois anisés, en guise d’accompagnement pour la bolée de vin. Ceux qui peuvent pousser jusqu’à dix sous s’offrent un plat de viande, mais en général les clients qui restent au comptoir ont des habits plutôt courts et ne dépensent pas de manière si ostentatoire. Seuls ceux qui portent de longues robes arrivent en flânant, l’air digne, entrent dans la salle assise, pour commander du vin et des plats. Ces gens-là (1) mangent et boivent assis, sans se presser.

Depuis l’âge de douze ans, je travaille dans l’un de ces bars à vin aux portes de la ville, le 咸亨酒店 (xian heng jiu dian). Le patron dit que j’ai l’air idiot ; il a peur que je serve mal ces clients aux longues robes, assis dans la salle. Il préfère que je reste au comptoir. Avec les clients à robes courtes, il est certes facile de parler ; mais certains surveillent tout sans arrêt ; on se retrouve vite coincé avec eux !

On les trouve souvent là, à regarder avec envie les jarres desquelles on tire les cruches de vin, à vérifier combien de vin il reste, à compter encore les carafes mises à tiédir au bain-marie avant de pouvoir se détendre un peu. Avec cette surveillance permanente, je n’arrive jamais à tricher en diluant un peu d’eau au vin.

Ainsi, depuis les premiers jours de mon emploi, le patron a toujours dit que j’étais incapable de faire mon métier correctement. Heureusement, l’agent qui m’avait trouvé ce travail était très renommé et reconnu, donc on ne pouvait pas décemment me renvoyer ; il était préférable de me spécialiser dans un travail précis mais ennuyeux : faire tiédir le vin.

Dès lors, je me consacre à ma tâche, au comptoir, du matin jusqu’au soir. Je le fais consciencieusement, mais dans la monotonie, avec parfois même un certain ennui. Le patron fait une mine terrible ; les clients sont souvent maussades ; on ne peut pas toujours être de bonne humeur ! Les jours où Kongyiji vient au comptoir sont les seules occasions pour rigoler un peu. C’est pour cela que je me souviens encore très bien de lui.

Kongyiji, c’est le seul client qui boit son vin debout au comptoir, mais qui pour autant porte une robe longue. C’est un homme de haute stature, avec une mauvaise mine sur un visage marqué de rides et de cicatrices, la barbe grise et broussailleuse. Certes il porte des robes longues,  mais elles sont sales et élimées, comme si elles n’avaient été ni lavées ni reprisées depuis une dizaine d’années. Quand il parle aux gens, il débite toujours des paroles pédantes et alambiquées, à demi-compréhensibles. Comme il porte le nom de Confucius (2), les gens l'appellent : « son excellence Kong Yi Ji », sans savoir que ce sont simplement les trois premier caractères d'un livre de calligraphie pour enfants.

Quand Kong Yi Ji arrive à l’échoppe, tous les buveurs de vin se mettent à rire ; certains l’apostrophent « Kong Yi Ji ! il y a encore de nouvelles cicatrices sur ta face ! ». Il ne répond pas, et dit : « mettez moi deux bols de vins à tiédir, et apportez-moi une coupelle de pois anisés ». Il aligne bien, dignement, ses neuf piécettes sur le comptoir.

Les autres crient encore, à voix bien haute « Tu as encore certainement volé des choses dans une maison ! ». Kong Yi Ji ouvre de grands yeux et répond : « comment pouvez vous accuser et salir comme cela des innocents ? »

-         Comment cela innocent ? Avant hier, il a volé des livres à la famille He ! Il a même été puni pour cela ; je l’ai vu de mes propres yeux !

Le visage de Kong Yi Ji rougit, les veines sur son front se gonflent, et il se met à protester :

« prendre des livres, ce n’est pas voler !  prendre des livres… Quand on parle de la culture et des lettres, peut on parler de vol ? » Et le voilà qui débite des citations incompréhensibles : « Un noble lettré supporte la pauvreté. ». Devant de telles simagrées, tout le monde éclate de rire, et cette joie sort même du comptoir pour se répandre jusque dans la rue.

Selon les racontars répandus à son insu, Kong Yi Ji aurait bel et bien lu les classiques, mais sans bien les assimiler, sans réussir les concours et sans en faire son gagne pain. C’est ainsi qu’il aurait sombré dans la pauvreté, jusqu’à finir comme mendiant. Heureusement qu’il calligraphiait bien ; cela lui permettait de recopier des livres, en gagnant de quoi s’offrir un bol de riz. Mais hélas il avait mauvais caractère, plutôt  paresseux et glouton. Il n’entretenait pas ses pinceaux et son papier, et quittait son ouvrage passés quelques jours. Cela s’étant produit maintes fois ; plus personne ne voulait lui confier de travaux de calligraphie. Sans moyens d’y échapper, Kong Yi Ji se retrouva ainsi réduit à voler. Mais lorsqu’il venait à l’échoppe, il se conduisait tout de même correctement, quand il n’avait pas de dettes. Lorsque parfois il n’avait pas de quoi payer, son nom était inscrit à la craie au tableau noir, mais il ne passait pas un mois avant que la dette ne soit dûment acquittée, et que le nom de Kong Yi Ji ne soit effacé du tableau.

Après avoir bu une bonne moitié de son vin, le visage rougi de Kong Yi Ji reprend peu à peu son aspect normal. Ses voisins de comptoir lui demandent encore : « Kong Yi Ji, dis nous si tu sais vraiment lire ».  Kong Yi Ji regarde d’un air dédaigneux ceux qui le questionnent, et n’entre pas dans le débat. Les autres continuent : « comment se fait il que tu n’aies même pas réussi les premiers concours pour devenir bâchelier « XiuCai » (4) ? » Kong Yi Ji prend soudain un air décontenancé, inconsolable, un visage gris et lugubre, sa bouche marmonne quelques mots. Mais sa réponse est littéraire et pédante ; tous ne la comprennent pas. A ce moment là, tout le monde éclate de rire. Cette ambiance joyeuse remplit l’auberge et se perçoit même du dehors.

Dans ces moments là, je peux me joindre aux rires des clients, car le patron ne me grondera certainement pas. Et à chaque fois que le patron voit Kong Yi Ji, il se met à se moquer, Kong Yi Ji lui même sait bien, en son for intérieur, qu’il ne peut pas discuter avec eux, qu’ il ferait mieux de parler aux enfants.

Une fois, il me demande : « as tu déjà lu des livres ? » . J’acquiesce très vaguement. Il reprend : « lire des livres … Je vais te tester un peu : dans les ‘petits pois à l’anis’, comment écrit-on le caractère de l’anis  » ? Gêné par cet examinateur là, je réfléchis, et d’un air implorant demande « mais qu’ai-je fait pour mériter d’être soumis à un examen par toi ? ». Je préfère détourner la tête et l’ignorer. Kong Yi Ji attend un moment très long, puis me dit avec la plus grande sincérité : « tu ne vas pas l’écrire ?  Alors je vais t’expliquer … écoute bien et retiens ! Ces caractères, il faut les retenir. Plus tard, quand tu seras un patron, il faudra que tu tiennes le livre de caisse. » . Je songe à l’immense écart qui me sépare encore du rang de patron, et en plus le patron lui même n’écrit pas « les petits pois à l’anis » quand il tient les comptes de l’auberge ; à la fois j’ai envie de rire et envie d’en finir. Je réponds d’un ton traînant « Qui a besoin que tu l’expliques ? C’est le radical de l’herbe , avec en dessous le  de 来回 ». Kong Yi Ji prend une mine des plus ravies, exhibe deux doigts et tapote le comptoir de ses longs ongles. En opinant du chef il me dit «  C’est juste ! c’est cela ! …    Mais il y a quatre manières d’écrire le caractère . Les connais-tu ? »

Je me sens soudains plus fébrile, et j’essaie de mon mieux de me débiner en m’éloignant pour échapper à sa question. Alors Kong Yi Ji trempe son ongle dans le vin, et l’utilise pour tracer les caractères à même le comptoir. En voyant mon air peu enthousiaste, il pousse un gros soupir et fait montre de grands regrets pour moi.

Plusieurs fois, les enfants du voisinage, en entendant les rires dans l’auberge, se joignent à la fête en entourant Kong Yi Ji. Il leur distribue des pois anisés, un par personne. Après avoir mangé, les enfants ont tous les yeux rivés, avec envie, sur les pois restant dans la coupelle. Kong Yi Ji, l’air gêné, ouvre ses cinq doigts et recouvre la coupelle. Il se penche dessus et dit « il n’y en a plus beaucoup, plus beaucoup pour moi… » Il se redresse e