Cette recherche de la "vision chinoise des choses" a pris un long et sinueux chemin pour moi, avec des tours et des détours par plusieurs expressions de la culture chinoise.
D'abord la langue, parce qu'elle est si structurante. C'est un effort continu, qu'il ne faut pas voir comme l'atteinte d'un résultat mais comme un plaisir régulier, si possible quotidien.
Assez vite j'ai voulu lire des recueils sur la pensée chinoise ; et c'est nécessaire rapidement car certains concepts sont très biaisés et on ne peut pas les prendre sans précautions. Sur ce sujet je recommande par exemple Anne Cheng (Histoire de la pensée chinoise) qui fait un tour très rapide mais éclairant. Plus profond, mais très controversé chez les sinologues, l'oeuvre de Francois Jullien. Philosophe d'abord marqué par les grecs, il propose des "détours d'intelligibilité" par la culture chinoise, afin d'expliciter par le dialogue notre vision occidentale des choses. Il aborde divers thèmes comme la fadeur, la morale, le détour et l'accès, le nu, la propension des choses. Difficile à lire mais très intéressant dans le fond.
Mais la philosophie n'explique pas la Chine, loin de là ; la notion même d'une philosophie chinoise étant fort contestée. Les entretiens de confucius sont parfois décrits comme une longue liste de maximes plutôt que comme un raisonnement construit définissant des concepts de manière philosophique.
Ensuite mes pérégrinations m'ont porté vers la poésie, plus exactement vers la poésie des oeuvres anciennes du taoisme. Ces oeuvres, le Laozi et le Zhuangzi en premier lieu, sont plutôt des canons religieux que des recueils de poésie, mais il en émane pour moi une lumière poétique.
Un passage du Laozi à titre d'exemple :
Le bien suprème est comme l'eau
L'eau bénéfique à tous et rivale de rien
Elle repose aux bas fonds délaissés des hommes
Elle est tout proche du Tao
Ces vers m'ont profondément marqué. En voyant un lac, j'imagine l'eau qui repose au fond et que personne ne connait ; je regarde la surface plane, calme, lisse et harmonieuse. Dans mon bain j'essaie de voir mon corps en harmonie avec l'eau, aussi souple et détendu qu'elle.
Et cette expérience poétique me permet d'entrer, mieux que la philosophie je crois, dans la vision chinoise des choses.
Il y a aussi bien sur tous les grands poètes chinois, qu'on peut trouver sur internet en version caractères (quelle esthétique!), parfois sonore (fichiers son donnant la musique du poème) et traduite. Plus on progresse dans l'apprentissage de la langue, plus la force des associations et des situations décrites apparaît.
La peinture, qui contient d'ailleurs souvent en marge des poésies calligraphiées, est aussi un émerveillement par l'acceptation du vide, la tension entre le trait et le rien, la précision de certains détails et le vague des décors. (je recommande ici les recueils par Francois Cheng, de l'académie francaise, qui commente les oeuvres de Shitao ou de Chuda par exemple).
Les textes taoistes ont été en particulier la source d'expériences poétiques puissantes, parfois déstabilisantes, car elles me donnaient une autre vision du monde et du sens de la réalité.
Alors s'est posée pour moi une question sans réponse aujourd'hui en lisant Laozi ou Zhuangzi : est ce une expérience poétique ou une expérience mystique ?
Difficile de répondre si on définit la mystique comme l'accès, même le temps d'un instant, à un monde supérieur ou transcendant, et si on considère que la pensée chinoise refuse assez profondément toute transcendance ; c'est une pensée de l'immanence.
Je ne peux que renvoyer aux réponses que me font de gentils internautes sur un forum taoiste. Zhaobudao, c'est moi, ca veut dire "celui qui a cherché sans trouver". Le post s'appelle "tao : expérience mystique ou poétique ?" 7/1/2005
En bref, le chemin nécessite l'apprentissage continu de la langue, mais il passe par des disciplines variées et liées. Les facettes qui se révèlent par chacun de ces chemins sont souvent surprenantes