D’une terrasse de café Rémois, quelques notes sur ce livre d’André Chieng, paru chez Grasset, que je viens de terminer (je confesse avoir du mal à avancer sur la très longue « pérégrination vers l’ouest »).
André Chieng est chinois de France ; il a une longue expérience dans l’accompagnement d’entreprises françaises en Chine.
A l’origine, j’abordais ce livre avec méfiance, comme tout livre sur la conduite des affaires. Bien que confronté à ce sujet dans mon travail, je préfère lire sur la culture chinoise plutôt que sur les modes d’emploi du business au pays du milieu. Il n’y a dans ce blog que deux billets, assez maladroits d’ailleurs, sur les affaires (un sur la place de l’économie chinoise et un sur l’innovation des processus). Mais j’ai voulu lire ce livre,
dont le sous titre est « en compagnie de François Jullien ». Le philosophe m’intéresse beaucoup, sans que je puisse raccorder ses pensées à d’autres sources sur la culture chinoise. Je ne suis pas le seul à ne pas trouver de cohérence ; une bonne partie des milieux sinologues rejette le philosophe et sa proposition de « détours d’intelligibilité par la pensée chinoise ». Le rejet est parfois violent. Le titre du dernier livre de M JF Billeter, « contre François julien », donne une idée de la virulence du débat. Mais tous les livres de M Jullien m’ont intéressé.Une fois qu’on arrive à en déchiffrer le style parfois difficile, ils donnent à penser. Je serais intéressé par des commentaires de lecteurs, s’il y en a.
Donc André Chieng construit son livre en l’émaillant de concepts posés par François Jullien, dont il illustre les applications dans la conduite des affaires. Cela donne une bonne cohérence à l’ouvrage, et une familiarité des termes pour celui qui a lu François Jullien. En revanche le fait qu’il n’y ait que très peu d’autres apports dans le raisonnement d’André Chieng inspire aussi la méfiance. Ne connaît-il la pensée chinoise que par le biais de François Jullien ? Comment se fait il que pour citer des anecdotes de la Chine antique, ultra connues (par exemple l’homme de Song qui tire sur l’herbe pour la faire pousser), André Chieng reprenne le passage précis de François Jullien ? Certes M Chieng est né de parents chinois et a grandi en France, dans une éducation familiale chinoise. Mais son livre m’a semblé manquer d’ouverture de ce point de vue.
Les thèmes du livre m’ont tous intéressés. Il aborde d’abord la question de l’accès au sens (« vérité ou détour »), en distinguant l’approche directe occidentale d’ une voie orientale sinueuse, par contournement.
Il traite ensuite de la création ou de la transformation, autre point de différence majeure touchant la place de l’intention (humaine ou divine) dans les changements du monde. Pas d’intention en Chine. Juste le Tao, la voie. Son discours m’a rappelé le proverbe cité dans ce blog : les hommes planifient, le ciel accomplit.
Vient ensuite le comportement humain proprement dit, sous le titre « héros et stratège ». L’un s’illustre par son action surhumaine, l’autre prépare le terrain en silence pour une victoire invisible et sans douleur. Le chapitre suivant, « efficacité », traite de la stratégie militaire, des usages et formes de politesse (voir les exemples cités plus bas), de l’enseignement des sciences, et de la modélisation économique occidentale, opposée à l’adaptation chinoise au processus. La vision du temps y est très bien abordée (les chinois distinguant le temps du moment, en refusant d’intégrer les deux sur une même échelle.
Le chapitre « organisation de la société » montre le mépris des affaires longtemps caractéristique de la Chine, les aspects ruraux et claniques qui fondent la société chinoise. Le rôle du chef et la présence continue de la bureaucratie y sont abordés.
Le dernier chapitre, « rattrapage et mondialisation », est celui qui m’a le plus appris. Il tente d’expliquer, sans tomber dans le péremptoire, pourquoi la Chine réussit encore malgré tout les signaux inquiétants (système bancaire criblé de dettes douteuses, secteur public en quasi faillite mais cherchant à protéger l’emploi). J’ai trouvé ce chapitre tout à fait convaincant. Contre les scénarios catastrophe que l’on peut lire ici ou là, il m’a semblé faire preuve d’un réaliste optimisme
La postface est signée de François Jullien, qui y rappelle sa démarche de philosophe et reconnaît la valeur pratique du livre d’André Chieng. Pour ceux qui n’ont jamais lu le philosophe, c’est une bonne illustration de son discours complexe mais juste.
Voici en conclusion deux anecdotes amusantes tirées du livre, sur la politesse :
Une délégation francaise est en mission en chine. Lorsque les chinois offrent le cadeau, les francais qui avaient bien lu les livres de bons usages chinois se gardent bien de l'ouvrir. Mais les chinois, qui avaient eux même lu un livre sur les bons usages francais, attendaient avec impatience de voir les francais se jeter sur le cadeau pour l'ouvrir . Les chinois étaient visiblement décus, pensant que les francais n'appréciaient surement pas le cadeau, pour ne pas l'ouvrir...
Autre anecdote dans une famille d'immigrés chinois aux US : la jeune fille chinoise présente son boyfriend américain à la famille, lors d'un repas très attendu. La mère chinoise apporte un délicieux poisson en s'excusant d'avance "il n'est sans doute pas assez salé". Le boy friend attrape la sauce de soja et en arrose le poisson avant même d'avoir goûté, en commentant "ce n'est pas grave, il n'est rien qui ne puisse s'arranger avec un peu de sauce de soja". Quelle indélicatesse compte tenu de la situation ! L'américain se place sur le terrain de l'action et de la spontanéité, sans vouloir comprendre les ressorts de la situation (la mère refusant d'attendre les éloges, qui émet un commentaire dégradant pour ne pas se retrouver dans cette situation, malgré le soin qu'elle a apporté à la préparation du repas).
Kou Houng Ming, écrivain chinois du début du siècle , écrit dans l'esprit du peuple chinois que de tous les peuples occidentaux, seuls les francais présentent dans leurs usages cette délicatesse.
No se señor...