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Philippe d’Iribarne, l’épreuve des différences 8/10

2009 décembre 9
Posted by florent

Un ami consultant m’a recommandé cette étude de sociologie des entreprises, qui vient de sortir. Je l’ai trouvée à Paris, et la recommande ici.

 iribarneIl s’agit de mesurer comment un code éthique, un ensemble de valeurs qu’une entreprise globale affiche publiquement, peut se confronter à la réalité sociale et humaine de pays aussi divers que la France, les Etats-Unis, la Jordanie, la Malaisie ou la Chine.

L’auteur s’appuie sur le cas Lafarge, qu’il a pu étudier dans ces pays. Lafarge donne une grande place à l’éthique depuis la première publication, dès les années soixante-dix, d’un ensemble de “principes d’actions”.

“Nos valeurs ont de la valeur”‘, déclare M Bruno Lafont, PDG de Lafarge, dans la préface. Comment apporter ces valeurs dans des pays lointains, aux cultures différentes de nos repères d’occidentaux ?

Le livre montre combien une vision “restrictive”  de nos idéaux démocratiques peut s’enraciner dans d’autres terreaux culturels. Cette vision restrictive se limite à décrire un “bon pouvoir” : égalité de droits, dirigeants à l’écoute, prise en compte du bien public.

Par contre, une vision “radicale”, qui ajoute à la première la liberté de pensée et le débat critique, a plus de mal à s’enraciner ; elle est même refusée, repoussée. Et l’auteur ne voit pas venir le jour où cette vision puisse être considérée comme universelle.

Voyons quelques passages marquants.

L’auteur commence par un exercice linguistique simple mais très éclairant : il compare mot à mot les traductions des “principes” de Lafarge en plusieurs langues.

Entre le français et l’américain, en restant donc au sein de visions politiques proches, on mesure combien les différents systèmes de valeurs ont exigé des distortions lors de la traduction. La vision américaine repose sur une contractualisation des relations, dans le but d’éviter toute enfreinte des libertés. Ses origines protestantes lui font reconnaître le monde des affaires. La vision francaise, par contre, est régie par la souveraineté, l’honneur, par le fait de tenir son rang. Les affaires y sont entachées d’une vile bassesse.

Ainsi les termes américain de “delivering the products” correspondent à “proposer les produits” en francais. Ecrire “livrer les produits” en francais aurait été un peu mercantile, non ?

 Cette analyse des traductions est passionnante ; je voudrais juste pointer un détail qui me semble inexact à la page 28.

“We are committed to helping them”. “Nous nous engageons à les aider”. On trouve dans “committed” une dimension de soumission à une volonté qui vous est extérieure et qui vous a donné des instructions, fixé une tâche. Dans la version francaise, “nous nous engageons” suggère à nouveau une décision souveraine qui conduit à fixer soi-même, et à affirmer, face au monde, la direction qu’on va prendre.

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la phrase sur la version française. Le verbe “engager” contient la notion de gage, c’est à dire d’un témoin de l’engagement à qui l’on confie le gage. Quand on s’engage, il ne s’agit pas de “fixer soi même”. Voyons deux fiancés qui s’engagent dans le mariage, ils ne sont pas seuls au monde ! Un témoin qui s’engage à dire toute la vérité et rien que la vérité le fait devant le juge.

Le passage sur la Chine, au chapitre II, est intéressant mais on peut regretter que l’auteur ne connaisse pas plus la Chine et les chinois. Il aurait été plus loin dans ses analyses. La compulsion chinoise me semble bien formulée : la “crainte de voir une affirmation crue des points de vue de chacun dégénérer en affrontements destructeurs”.  Cette excellente formulation explique une certaine soumission chinoise à l’autorité.

Je ne prends qu’un passage des comparaisons de traductions :

Francais : Les branches (…)  ont un rôle critique à jouer pour entraîner les unités vers une performance accrue.

Américain : Divisions (…)  have a key role in challenging the business units to achieve greater performance ambitions

Chinois : Les branches (…) ont un rôle important à jouer pour fixer des programmes de performance dans chaque unité

Les verbes en gras ont de subtiles nuances, n’est-ce pas ?

On trouve encore, pages 58 et 59, de belles descriptions de l’allusivité chinoise, de ces choses qui ne vont pas mieux en les disant, mais qui vont mieux en les sous-entendant…

On retrouve page 67 le besoin vital de flexibilité que tant de chinois mentionnent au contact d’occidentaux.

Le chapitre IV, moins intéressant à mes yeux, commente les résultats d’une enquête quantitative. On découvre page 117 un comportement atypique des employés chinois de Lafarge : satisfaction sans adhésion.

On retombe page 134 sur les limites de l’expérience chinoise de l’auteur quand il écrit :

Quand un individu ou un groupe évoque des valeurs, il se réfère à un idéal, à un monde qu’il désirerait voir advenir. Il n’a pas à se préoccuper des difficultés qu’il pourrait y avoir, dans le monde réel, à combiner les diverses valeurs auxquelles il est attaché

Voilà une vision bien platonicienne, bien occidentale des choses ! Le pragmatisme chinois m’en paraît plutôt éloigné.

Page 145 intéressante description de la place laissée au débat dans diverses cultures. En Chine et en Jordanie on attend du pouvoir qu’il tranche assez tôt dans les débats.

Page 153 l’auteur prend du recul, passant de l’entreprise au monde, et se livre à l’exercice de comparaison des traductions mais cette fois ci sur la déclaration universelle des droits de l’homme. Intéressantes nuances dans les textes (la version anglaise donnant beaucoup plus de place à la loi que la version francaise). Il est dommage que l’auteur n’ait pas inclus la version chinoise à la comparaison! L’analyse devrait être passionnante.

L’analyse continue avec des écarts sémantiques entre la liberté dans les langues allemande, anglaise, francaise. 

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J’ai vu des dizaines, ou même des centaines de débats houleux entre français et chinois sur ces thèmes. On en arrive souvent à s’étriper, au nom de valeurs humanistes. Et je souscris volontiers à l’analyse de M d’Iribarne sur la vision restrictive et la vision radicale, la première étant potentiellement universelle alors que la seconde reste occidentale. J’y apporterais une suggestion : celle de mieux définir en quoi l’égalité de tous devant la loi fait partie de la vision “restrictive” de la démocratie. Dans le contexte chinois ou indien j’ai encore quelques doutes…

2 Réponses
  1. YuHua permalien
    décembre 18, 2009

    Bonjour Florent!
    Merci pour cet article, this is really interesting! Je me suis toujours attirée par ce sujet malgré le fait que je ne connais pas assez bien les Français!

    Très Bonne Fête! :)

  2. Chloé permalien
    décembre 23, 2009

    Bonjour Florent,
    j’ai assisté en mai dernier à une conférence de l’école de Paris du management au cours de laquelle d’Iribarne présentait son étude sur Lafarge en Chine (je t’envoie le compte rendu par mail). J’admire son travail des années 80 sur la logique de l’honneur, mais j’ai trouvé qu’il était vraiment “court” sur le confucianisme. Il se présente un peu comme un Candide qui s’étonne de tout de ce qu’il voit en Chine, mais sans faire les recherches pour comprendre le pourquoi. D’où les erreurs d’interprétation! En même temps, il doit avoir dans les 80 ans alors on peut le lui pardonner…

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