Zhuangzi, le boucher et le travail
« Le cuisinier ding découpe un bœuf pour le prince Wenhui. Il frappe de la main, pousse de l’épaule, tape du pied, plie le genou, on entend les os de l’animal craquer de toutes parts, et la lame pénétrer dans les chairs, le tout en cadence (…) Le prince Wenhui s’exclame : « Bravo ! Et dire qu’on peut atteindre une technique aussi parfaite ! » Le cuisinier Ding pose son couteau et répond : « ce que votre serviteur recherche le plus, c’est le Dao, ayant laissé derrière lui la simple technique. « au début, quand j’ai commencé à découper des bœufs, je ne voyais que des bœufs entiers autour de moi. Au bout de trois ans, je ne voyais plus le bœuf dans son entier. A présent, je ne le perçois plus avec les yeux mais l’appréhende par l’esprit (shen). Là où s’arrête la connaissance sensorielle, c’est le désir de l’esprit qui a libre cours.(…) « chaque fois que j’en arrive à une articulation complexe, je vois d’abord où est la difficulté et me prépare avec soin. Mon regard se fixe, mes gestes ralentissent : on voit à peine le mouvement de la lame et, d’un seul coup, le nœud est tranché, il tombe comme une motte de terre. Et moi, je reste le couteau en main, je regarde tout autour de moi, heureux, puis je le nettoie et le range » Et le prince Wenhui de conclure : « Excellent ! Après avoir écouté les paroles du cuisinier Ding, je sais comment nourrir le principe vital ! » Zhuangzi 2, 1,3
Ce texte sublime me désempare ; il résonne en moi avec la puissance de 10 trompes de chasse, mais je me sens incapable d’en parler bien. Il y a tous ces sinologues qui m’impressionnent.
Mais bon ; je me jette à l’eau pour une interprétation personnelle
Comment est ce que , en tant qu’occidental, je visualise le travail ?
Mon beau père a cette belle image : je suis une oie, une oie que l’on gave de grain. A chaque gorgée que j’ai réussi à avaler, je me dis : “ouf, c’est bientôt fini”. Mais ce que je ne vois pas, c’est qu’au dessus de ma tête il y a un silo de 20 tonnes de grain. Je n’aurai jamais fini !
Quand je bosse trop, ce qui arrive assez souvent, je dis toujours à ma chère femme “encore un mois et ça ira mieux”. Le travail , c’est un peu comme de monter une montagne. Il y a les étapes, les relais et au bout le sommet, la victoire définitive. Voilà ma vision d’occidental.
Le boucher Ding entretient un rapport au travail complètement différent du mien. Il ne regarde pas la quantité de travail et le repos au bout du chemin. Il ne voit plus le boeuf en entier. Il ne regarde même pas le quartier de viande qu’il est en train de découper ; il le perçoit par l’esprit ; par l’expérience. Son but n’est pas de gravir la côte par l’effort. Au contraire, il cherche avec son couteau le vide ; l’endroit qui résiste le moins.
Qui a déjà découpé de la viande sait bien que les articulations sont compliquées ; ce ne sont pas des formes géométriques simples. Il est très difficile d’expliquer comment faire le tour de l’os ; trouver le tendon qui résiste. Cela ne s’explique pas et pourtant un instinct nous permet de trouver, par tatonnements, par où faire passer le couteau.
Ding ne passe pas au dessus de la chose à faire, mais s’immerge plutôt dedans. Il ne surmonte pas la tâche, il s’y “sous-enfouit”. Il n’a pas de plan, il ne visualise pas le bout de chemin et pourtant il est efficace. A la fin de son travail le boucher est heureux ; il a l’air presque surpris.
Je rêve de travailler comme cela ; en trouvant empiriquement le chemin de vide qui fait avancer avec le moins de résistances possibles.
Mon travail actuel, c’est de construire un système informatique qui servira à 1100 personnes. Sur les 1100 il y en a un bon paquet qui râle. Pas contents de changer ; pas contents de ceci ou de cela, pas contents parce qu’ils sont français. Si je pense que mon travail est d’oeuvrer à ce que tout le monde soit content ; de surmonter la tâche qui m’incombe ; je vais me planter. Si je crois que je vais maîtriser la bonne solution et parvenir à l’imposer à tout le monde, je vais me planter.
Ce que me dit le boucher Ding, c’est que je peux sentir à partir de mon couteau (mon avancement de projet et mes relations quotidiennes avec l’équipe) là où sont les résistances, et prendre le chemin des moindres résistances. Ce chemin existe ; je peux le trouver spontanément.
La phrase sur la vitesse du travail me semble tout aussi puissante : Mon regard se fixe, mes gestes ralentissent : on voit à peine le mouvement de la lame et, d’un seul coup, le nœud est tranché
Ce ralentissement avant le moment décisif me semble extraordinaire ; il s’oppose totalement à ce que je vis souvent dans mon travail : un sentiment d’accélération sans fin qui mène à la folie. Le boucher Ding sent venir le moment critique, la bascule, et il sait prendre son temps pour se concentrer et trancher. Encore un exemple de ce que le non-agir Taoiste (wu wei) n’a rien à voir avec la passivité.
Le boucher Ding nous propose une autre approche du travail, non ?
PS : une phrase que je comprends mal , c’est “Là où s’arrête la connaissance sensorielle, c’est le désir de l’esprit qui a libre cours”. Une autre traduction donne : “Mes sens n’agissent plus, mais seulement mon esprit. Je connais la conformation naturelle du boeuf et ne m’attaque qu’aux interstices.” (trad Tchang Fou Jouei)
En chinois ancien cela donne : Fang1 Jin1 Zhi1 Shi2, Chen2 Yi3 Shen2 Yu4 Er2 Bu4 Yi3 mu4 Shi4, Guan1 Zhi1 Zhi3 Er2 Shen2 Yu4 Xing2. (il faut que votre navigateur accepte les caractères chinois).
Quelqu’un peut m’aider à comprendre la phrase ?
tu peux lire JF Billeter "leçons sur Tchouang-Tseu", edts allia, le meilleur commentateur du genre en français, cérienkdubohneur à chaque page
Salut justine
on s’était déjà croisé sur des forums taoiste, je crois. Non ?
rien kdu bonheur je suis bien d”accord
voir mon post dans les notes de lecture
http://florent.blog.com/Lectures/
voici une traduction intéressante de la phrase mystérieuse : “à présent je le rencontre par une appréhension spirituelle au lieu de le regarder seulement des yeux. “
Les termes sont étonnants, la langue n’est pas naturelle, mais la traduction me semble intéressante.
Francois Jullien, in Nourrir sa vie (chap
voir aussi une autre traduction, intéressante, à l’adresse
http://florent.blog.com/436117/
bonjour et merci d’être passé chez moi, ce qui me permet de découvrir ce blog très intéressant …
Etre et faire peuvent se rejoindre, ce qu’en occident nous oublions parfois. S’immerger dans une activité, dans une relation (à l’autre ou à la matière) est une forme de méditation, une manière d’être soi.
Agir de la manière la plus simple, agir sans agir, tout cela me parle beaucoup … Mon père m’a appris cela, lui qui se sentait à la fois contemplatif et profondément acteur (d’une étonnante efficacité et rapidité sans aucune précipitation). C’est ce type de “travail” qui me convient !
PS : Je n’ai aucune connaissance (encore) en langues asiatiques, mais j’ai pratiqué la méditation tibétaine.
A très bientôt
Pour “monter son entreprise”, on dit en chinois “plonger dans la mer”. Amusante expression qui rejoint la vision du travail ci dessus, non ?
Je trouve l’interprétation intéressante. J’ai mis cet article en lien sur le site collaboratif des créatifs culturels : http://www.creatifsculturels.fr .
Il se trouve pour l’instant dans les articles en attente, il faut voter pour le faire passer en Une, en page d’accueil du site.
Continuez ce blog particulièrement intéressant !
merci ; un grand honneur !
là j’écris d’un avion alors le débit n’est pas fulgurant, mais j’irai voir ce site dès que je pourrai !