Kamenarovic : Agir, non Agir en Chine et en occident 5/10
J’ai lu ce livre juste après celui du même auteur sur le conflit. Et j’ai moins aimé, peut être parcequ’on y retrouve certaines idées, ou bien par lassitude de cette démarche comparative.
Le sous-titre en est “du sage immobile à l’homme d’action”. On découvre dans ce livre comment l’homme occidental est amené à agir sans cesse pour rejoindre un dieu immobile, alors que l’homme chinois recherche le calme pour percevoir en lui les mouvements de la Nature.
J’apprécie les explications étymologiques de M Kamenarovic. Ainsi on apprend qu’agir vient du latin ageres qui signifiait “pousser devant soi”. Nombre de mots francais en proviennent aussi : agenda, actif, actuel, agile, agiter, acteur, agent, agonie, naviguer, exagérer, cogiter (co-agitare) et activiste.
Progressus quant à lui vient de gradior, qui veut dire
“marcher”. En sont issus degré, agression, congrès, gradation, régresser, grade.
On progresse ensuite dans la compréhension du statut de l’action et du progrès en occident. L’auteur dissèque une formule journalistique post 9/11/2001 : “ne rien faire serait se laisser aller comme un poisson mort”.
On voit dans cette formule tout le mépris porté en occident sur la passivité, sur le laisser aller.
A l’inverse, la pensée chinoise tendra à “scruter les circonstances, les situations, les tendances pour ne pas briser ses forces en s’y opposant avec rigidité”. Cette différence apparaît bien dans nos comportements quand nous accompagnons un mourant.
Les occidentaux, marqués par l’idée que tout a une origine, se sentent appelés à devenir “maîtres et possesseurs de la nature”, selon la formule de Descartes en continuité avec la Genèse.
Le Zhuangzi nous donne une toute autre optique dans une formule magnifique et très moderne : “Origine-Non origine [...] de la Présence et de l’Absence, je ne sais laquelle est Présence et laquelle est Absence. Je viens de parler, mais ai-je affirmé quelquechose ou n’ai-je rien affirmé ?”
Plus loin, une phrase intéressante du Xunzi : “ne rien faire et que les choses s’accomplissent, ne rien demander et que les choses viennent, tel est ce que j’appellerai le mode d’activité du ciel. Quelque profonde que soit la pensée de l’homme, elle n’a pas à s’exercer là dessus.”
On poursuit page 28 avec une intéressante analyse du caractère non flexionnel, c’est à dire invariable, de la langue chinoise. Alors qu’en grec le verbe “être” variait dans toutes les formes de conjugaisons selon les sujets, le verbe chinois correspondant à “être” ne varie pas. Cela induit qu’un mot chinois prendra un sens donné dans un contexte donné. La sensibilité des caractères à leur situation d’emploi est très forte, alors que la flexion des mots occidentaux permet de les utiliser avec un sens défini, réutilisable.
Dans un texte chinois c’est un tout qui donne du sens, alors qu’un discours en francais est construit et ordonnancé dans une approche plus analytique.
On arrive à la raison, notion supérieure pour l’homme occidental, qui vient du latin ration : “tri”, “calcul”. La faculté de raisonner est glorifiée par des philosophes comme Hegel qui écrit : “Le rationnel est ce qui existe de soi et pour soi – ce dont provient tout ce qui a une valeur.”
L’auteur rapproche notre raison du 理 Li, ce concept chinois néo-confucéen représentant l’ordre des choses. On voit à droite du caractère l’élément du jade 玉: l’auteur explique que le graveur, avant de sculpter un morceau de jade, en étudie scrupuleusement les structures internes, les veinures, de manière à ne pas briser le jade. C’est donc un ordre interne, caché dans la matière. Les deux termes “raison et 理” sont très différents et ne peuvent se traduire sans difficulté.
Signalons l’intérêt du chapitre “les couples de notions” page 39: exclusives en occident, continues et complémentaires en Chine. Ensuite le passage sur le progrès (page 67), notion apparue vers le XVIe siècle en occident, favorisée par un temps considéré comme immuable et par une historicisation de l’accumulation de connaissances. En Chine le temps sera plutôt cyclique, et le commentaire d’une oeuvre se fera en continuité avec cette oeuvre et avec tous les commentaires déjà écrits, sans cette idée occidentale que ce qui est passé est irrémédiablement passé.
S’ensuit le chapitre sur la notion chinoise de l’action , qui ne ressemble en rien à la domination de l’homme sur la nature telle que la sous entend l’idée occidentale de progrès, mais vise plutôt à cheminer sur la Voie afin de se trouver à l’unisson du Tout dont nous faisons partie.
Le rôle centrale de l’étude pour les confucéens est évoqué : on apprend qu’à l’heure où s’effondrait l’empire chinois fin XIXe, la proportion de mandarins non issus de famille de mandarins était tout de même très élevée : un tiers.
L’auteur compare (de manière douteuse) ce chiffre à celui ci : 10% des normaliens étaient, en 1980, issus de classes modernes.
L’auteur développe ensuite les visions du “non agir” wuwei 无为 : citons ce passage du Zhongyong confucianiste : “la parfaite authenticité ne se fait pas voir et elle est éclatante, elle ne bouge pas et elle transforme, elle n’agit pas et elle accomplit”
Mais l’homme occidental est il toujours prisonnier d’une vie d’action éffrénée ? Certes non, l’auteur concède que la contemplation mystique a fait partie de la culture occidentale. Citons ces lignes magnifiques de maître Eckhart :
“Quant à moi, je loue le détachement plus que l’amour. Et d’abord pour cette raison : ce que l’amour a de meilleur, c’est qu’il me force à aimer Dieu, alors que le détachement force Dieu à m’aimer. Or il est bien plus noble de forcer Dieu à venir à moi que de me forcer à aller à Dieu, parce que Dieu peut plus intimement s’insérer en moi et mieux s’unir à moi que je ne puis m’unir à Dieu”.
Mais l’auteur estime que la contemplation est tombée en désuétude à l’époque moderne (ce avec quoi je ne suis pas tout à fait d’accord). Selon l’auteur une attitude passive porte nécessairement une connotation négative.
Je ne m’étends pas sur le chapitre intéressant du rapport au temps, qui touche au besoin occidental d’exister en tant qu’individu. Platon : “Si donc c’est de toute éternité que la vérité des choses est notre par l’âme, l’âme serait immortelle. Et les sciences physiques modernes donnent plutôt raison, selon l’auteur, aux visions chinoises d’un temps relatif et cyclique.
Sur l’individualisme, la vision chinoise consisterait à “désenclaver le moi” pour le réunir au grand tout.
Dans sa conclusion, l’auteur dit assez sèchement que la Chine n’a pas inventé la liberté, ni les sciences, ni la philosophie, ni la démocratie. Mais il espère qu’un échange avec la richesse de son savoir (confucianiste notamment) pourra être fécond.
Terminons par un petit concours. L’auteur du livre présente deux phrases comme intraduisibles en chinois. Elles me semblent peut-être intraduisibles en chinois classique mais pas en chinois moderne.
Je pense donc je suis.
Deviens ce que tu es.
Qui veut essayer ?