Savoir qu’on sait ? Zhi bu zhi dao
La forme de l’écriture chinoise (utilisation de dizaines de milliers d’idéogrammes par rapport à un alphabet de 26 lettres) influe beaucoup, me semble t il , sur le rapport qu’un individu entretient vis à vis du savoir.
Pour l’occidental, il y a des clés pour comprendre. Une fois que j’ai saisi les 26 lettres, je peux facilement lire n’importe quel mot ; c’est un univers de possibles qui s’ouvre car je connais l’alphabet, je le maîtrise. C’est ainsi qu’en rassemblant une quarantaine d’érudits, on obtient l’académie Française qui jour le rôle de garant de la langue. Ici, 40 personnes peuvent veiller sur une langue.
Pour un chinois c’est tout autre chose : il a appris 25 caractères par jour, par cur, jusqu’à sa classe de terminale, et il continue en tant qu’adulte. Les vieux lettrés (il n’y en a plus beaucoup), qui maitrisaient quelques dizaines de milliers de caractères, continuaient même à des âges de vieillards à en apprendre de nouveaux chaque jour. Il n’y a pas de clés.
On pourrait bien sur objecter en mentionnant les radicaux , qui se combinent pour éclairer quelque peu un caractère ou un mot : cerveau + électrique = ordinateur (Diannao ). Mais 5000 ans d’histoire se sont chargés de brouiller les pistes, et les clés ou radicaux de caractères ne permettent généralement pas d’accéder facilement à la phonétique du caractère ou à son sens. Donc le chinois ne tient pas la solution qui lui permet de se débrouiller ; il doit continuer à apprendre sans relâche, et évoluer dans un contexte d’incertitude.
Si l’on voulait rassembler une « académie chinoise », il faudrait des centaines d’experts pour prétendre faire tenir une portion significative de la connaissance linguistique dans une salle. Plusieurs empereurs ont essayé (Qin Shi Huangdi est resté célèbre pour cela juste avant la dynastie des Han), mais des chantiers de plusieurs années impliquant des centaines de personnes n’ont pu que produire des jalons dans l’histoire de la langue ; des points isolés de convergence qui prenaient des formes de dictionnaires mais ne duraient qu’un temps.
Revenons à l’attitude du chinois vis à vis de sa langue , et vis à vis du savoir en général : je ne sais pas ; je n’ai pas les clés ; chaque nouveau caractère est une énigme à déchiffrer.
Le problème de cette attitude, d’accord, c’est son caractère laborieux. A l’école c’est du « par cur » tous les jours ; moins de dissertations, d’expression individuelle, de créativité. J’ai 25 caractères à recopier et à apprendre. Ce point joue certainement dans la difficulté qu’ont les chinois à appréhender la notion de propriété intellectuelle telle qu’elle est définie en occident ; il n’y a rien de mal à copier puisque je l’ai fait toute ma scolarité ; c’est comme cela que j’ai appris.
Mais l’attitude du chinois face au savoir n’est elle pas d’une modernité frappante dans notre époque d’incertitude, avec un futur indéchiffrable, qui nous demande sans cesse plus de flexibilité et d’ouverture à l’ambigu et au nouveau ?
Je vois autour de moi tellement d’européens qui vivent mal l’incertitude , qui s’accrochent à un savoir (à une clé) jusqu’à en devenir bornés ou coupés de leur environnement. Je vis moi même cela ; souvent en cours de chinois me vient un sentiment de révolte : pourquoi apprendre tout cela ? quand aurais je enfin les clés ? J’ai beau chercher mais je n’aurai jamais les clés. Soit je continue à apprendre, soit j’arrête et j’oublie tout. Par contraste en chine j’étais sans cesse frappé par la flexibilité des personnes dans le travail, et face à des situations mouvantes en général.
碱!诲女知之乎!知之为知之,不知为不知,是知也
(désolé, ces caractères chinois n'apparaissent
pas toujours bien sur les PC)
Tu veux un enseignement sur le savoir ? ce que tu sais, tu le sais ; ce que tu ne sais pas, tu ne le sais pas. C’est sage.
Confucius.
Je ne résiste pas au plaisir de recopier une page du Zhuangzi :
Nie Qie demanda à Wang ni :
« connaissez-vous une vérité unanimement admise par tous les êtres ?
- comment pourrais-je la connaître ?, répondit Wang Ni
- connaissez-vous que vous ne la connaissez pas ? demanda Nie Qie
- comment le pourrais-je ? répondit-il.
- alors les êtres ne connaissent rien ? demanda Nie Qie
- comment le saurais-je ? reprit Wang Ni. Pourtant je tâche de vous exposer mon opinion. Comment peut on savoir si ce que j’appelle « connaître » n’est pas « ne pas connaître » ? Je me permets de vous demander : un homme couché dans la boue y attrapera un mal de rein mortel ou une hémiplégie, mais en sera-t-il de même pour une anguille ? Un homme juché sur un arbre tremblera de frayeur, mais un singe en fera t il autant ? Lequel de ces trois connaît la demeure idéale et standard ?
L’homme mange les animaux herbivores et les porcs, le cerf se nourrit d’herbes, le scolopendre fait du serpent son délice, le hibou ou le corbeau se régale de souris. Lequel de ces quatre connaît le goût idéal et standard ?
Le singe cherche une guenon, le cerf cherche une biche, l’anguille vit avec les autres poissons. Mao Xiang et Xi Shi sont des beautés adorées des hommes, mais à leur approche, le poisson plonge au fond de l’eau, l’oiseau se réfugie au haut des airs, le cerf fuit au galop. Lequel de ces quatre connaît la beauté idéale et standard ? D’après moi la distinction entre l’humanité et la justice, entre la raison et le tort ne souligne que le désordre. Comment pourrais-je connaître cette distinction ?
- Si vous ne distinguez pas l’utile du nuisible, dit Nie Que, l’homme parfait ignore-t-il cette distinction ?
- L’homme parfait, il est surnaturel ! répondit Wang Ni. L’embrasement de la plaine ne peut pas faire qu’il éprouve la chaleur, la congélation des fleuves ne peut pas faire qu’il sente le froid, la foudre qui fend la montagne ne peut le blesser, l’ouragan qui soulève la mer ne peut l’épouvanter. C’est ainsi qu’il domine les nuages, chevauche le soleil et la lune, et voyage en dehors des quatre mers. La mort et la vie lui sont indifférentes, comment la distinction entre l’utile et le nuisible pourrait-elle le troubler ? (Qiwulun)
in Tchang Fou-Jouei, initiation à la langue chinoise classique à partir d’extraits de ZHUANG ZI
Quelle belle invitation à délaisser la question du savoir pour se lancer dans le voyage mystique !
Voici un lien qui aborde un délicat sujet : la psychanalyse en chine.
La section 3.1 aborde beaucoup mieux que moi ci dessus le point sur le rapport au savoir dans une culture de langue idéophonographique.
http://www.ens-lsh.fr/colloques/chine2004/sujet_chinois.html
Par ailleurs la section 4 (“comment traduire le langage psychanalytique en chinois”) m’a beaucoup amusé. On y retrouve les mêmes difficultés que les jésuites ont rencontré il y a quelques siècles…
- Pour traduire la notion de Dieu : comment trouver un mot représentant le ciel et qui soit personnel ?
- Pour adapter l’eucharistie à la culture chinoise : Doit on prendre le riz, “fruit de la terre et du travail des hommes” ? Le vatican avait formellement refusé cette idée.
Mais il n’y a pas de vatican de la psychanalyse : qui d’autre que Freud et Lacan pourraient valider que leurs traductions en chinois sont à la hauteur ?
ce point est également évoqué dans un site tout nouveau sur lacan et la culture chinoise :
l’alphabet donne l’impression de posséder les clés du royaume, alors que l’alphabet chinois nous place en dépendance perpétuelle par rapport à celui qui nous apprend
voir http://www.lacanchine.com/020.html