Innover par le flou ?
Il y a quelques mois déjà, un article m’avait marqué dans la revue de McKinsey . Il posait la question de la capacité d’innovation de la Chine , en matière de processus industriels et achats. Je travaille dans ce milieu, où il est communément admis que la Chine n’est pas particulièrement créative. Elle est censée gagner en appliquant des modèles connus dans un environnement de coûts inférieur.
L’article se penchait sur la région de ChongQing (ville autonome proche du Sichuan), et analysait le fonctionnement d’un réseau de sous traitants automobiles.
atelier de peinture de phares
Le secteur automobile, c’est en occident le nec plus ultra des processus industriels : un cœur de métier bien défini pour les marques, un niveau de qualité tenu au cheveu près, des sous-traitants marqués à la culotte par des expressions de besoins détaillées et des négociations de prix impitoyables. Rien à dire ; c’est comme cela qu’on gagne 3% sur les coûts d’achats chaque année.
Dans cet article, le tissu de sous traitants automobiles de ChongQing avait réussi à se développer très rapidement, par des gains de coûts hallucinants (de l’ordre d’une division par un facteur de 2 à 5 en 10 ans ; si je m’en souviens bien).
En cherchant à comprendre pourquoi, les auteurs de l’étude ont fait ressortir le fait que les spécifications étaient beaucoup plus lâches (« loose » en anglais) que leurs équivalents en occident. Le cahier des charges ne donnait que quelques indications générales, et c’était au fournisseur de se débrouiller avec. Le résultat était d’abord un travail collaboratif entre constructeur et sous-traitants plus riche , et plus créatif, mais surtout une autonomie laissée aux fournisseurs pour travailler entre eux à l’amélioration du produit. Avec un cahier des charges de 280 pages ; le sous traitant n’est qu’un exécutant ; il est pris dans un carcan, cloisonné dans sa case et l’innovation est impossible.
Un parallèle avec la notion de contrat s’impose : l’occidental souhaite signer un contrat ou tout est écrit et prévu. Après cela, roule galette. L’occidental est protégé car c’est signé. Le futur peut apporter toutes ses turpitudes, rien n’ébranlera pas le fondement du contrat. Alors que pour un chinois, le contrat est la déposition d’un intérêt commun, à un moment donné, compte tenu du rapport de force en vigueur à ce moment donné. Tout peut évoluer. Combien d’occidentaux ont été frustrés ou choqués par des revirements de partenaires, finissant par injurier ces « fourbes » chinois ?
Je retrouve ici un fonds taoiste : ce flou indéterminé dans lequel le changement est diffusément enfoui : le tao est a l’œuvre. Une phrase ancienne dit que « bai ma fei ma » : un cheval blanc n’est pas un cheval. (voir mon post sur un forum) Dès que je qualifie un objet par le langage catégoriel, je le dénature.
Accepter les évolutions sans vouloir figer les choses une fois pour toutes par le langage ou l’écrit, c’est avoir confiance en l’avenir et se donner les moyens de croître, en harmonie avec les changements naturels, comme le nageur de la cascade de Lu Liang (voir post)
Il n’y a qu’une chose qui ne change jamais, c’est le changement (Yiking)
Si tu ne l’as pas lu, je te conseil "l’intelligence de la Chine" de Jacques Gernet.
Bon courage dans tes lectures
Merci Jun,
Jacques Gernet est un grand monsieur ; ce qu’il a écrit a tellement peu vieilli !
j’avais commencé "le monde chinois", mais je ne suis pas sur d’avoir tout lu
(effectivement il faut du courage pour y arriver…)
sur ton conseil je vais demander au père noel "l’intelligence de la chine"…
A+
Florent
De rien, je ne pense pas que tu seras déçu
Et bien oui, un contrat se signe quand tout va bien pour prévoir le jour ou tout va mal.
Et quand tout va bien évidement personne n’a besoin de se référer au contrat.
D’après ton interprétation, c’est une bonne chose de ne plus se sentir tenu par un contrat lorsque la situation change.
Lorsque les 2 parties savent que le contrat n’a qu’une valeur symbolique, sur le moment, à la rigueur… Mais dans le cas que tu cites, il faudrait juste que le chinois précise à son homologue étranger que le contrat ne cessera pas à la date indiquée mais lorsque lui jugera qu’il ne lui ai pas avantageux.
En France de grands cas ont fait bruit, où par exemple un opérateur téléphonique se voyait forcer continuer à fournir un service illimité le week-end, même après qu’il s’avera être perdant. En Chine, le tribunal aurait alors donné raison à l’opérateur, contre l’utilisateur.
En français on dit “honorer un contrat”.
La clef du problème est peut être la définition que chinois et français se font de l’honneur.
oui olive
la vision chinoise de l’honneur est un sujet difficile pour moi
Il touche au rôle de la parole donnée, dont on ne peut certes pas dire qu’il n’existe pas en chine ! Mais il y est différent. Un changement de la situation réelle modifie la validité d’une parole donnée pour un chinois je crois. Il ne croit pas à l’illusion que sa parole est vraie “pour toujours”
j’en parle très maladroitement dans le post sur la face
http://florent.blog.com/370118/
mais si tu as des lectures à me conseiller, je suis preneur !
Une histoire qui m’est arrive dans le Yunan.
Avec mon amie chinoise et mes parents, nous avons trouve un guide pour une ballade le lendemain, prix decide, marche conclu, sans acompte.
Un peu plus tard, un autre guide nous propose un prix moins cher. Ma copine accepte sans hesiter. Nous lui expliquons que nous sommes deja engages, certes uniquement verbalement.
En effet la situation avait change, nous avions trouve moins cher pour le meme service, mais nous avions donne notre parole. Dememe que la guide pourrait elle aussi trouver un client meilleur payeur et nous planter.
C’est comme si pour ma copine chinoise, l’honneur etait de ne pas se faire “avoir” par un guide trop cher, alors que pour nous l’honneur etait de tenir la parole donnee.
C’est très intéressant, mais reste un travail de consultant qui repose sur une méthode de décomposition et de mise à plat des processus. Cela conduit à expliquer “comment ca marche”, mais pas vraiment “pourquoi ca marche”, et donc est difficilement ré-exploitable.
En pratique, un occidental aura beaucoup de mal à expliquer un tel fonctionnement à sa direction générale qui aura peur, en s’y adaptant, de jouer sa tête. Pourquoi cela semble t’il mieux marcher pour les chinois ? A la pratique, je suis convaincu qu’ils ne voient pas toujours la direction d’où peut venir la lame qui fera tomber leur tête, et que si la tête tombe, il y aura toujours quelqu’un pour remplacer.
Félicitations pour votre blog.
La decomposition et la mise a plat des processus, j’en vis depuis une dizaine d’années maintenant, et sans etre consultant
Merci edouard pour votre commentaire. Effectivement ces innovations se concentrent sur le comment. Dans nos groupes francais on voudra privilegier le pourquoi; chacun se faisant sa vision strategique; mais n’aboutissons nous pas parfois a ne plus savoir comment s’y prendre ? Des visions du pourquoi, si elles sont divergentes et surtout rigides, servent elles a quelquechose ?
La coherence, pour ne pas dire l’harmonie, n’est elle pas difficile a trouver par chez nous ?
J’aime beaucoup votre image de la lame coupeuse de tete ; elle resonne bien
Peut être avez vous raison, mais empiriquement, je ne trouve pas les chinois naturellement rétifs à l’idée de contrat.
Ils le sont simplement plus lorsqu’ils sont clients que lorsqu’ils sont fournisseurs, ce qui tend à montrer qu’ils ont en général bien compris que le contrat synallagmatique d’origine occidental ne sert pas à définir l’avenir (qui oserait prétendre connaitre l’avenir), mais à distribuer les responsabilités en cas d’avenir néfaste.