Fan Keh-Li : Le mot vide dans la langue chinoise classique 8/10
On y parle de mots vides, c’est à dire de mots impossibles à employer hors d’une structure grammaticale. Des mots qui n’ont pas de sens en eux-mêmes. Le livre est publié en 1991, mais l’auteur prétend curieusement qu’ « actuellement, aucun ouvrage français ou anglais ne traite des mots vides ». L’idée de mot vide serait discutable dans une approche occidentale de la langue classique chinoise, à moins qu’elle n’ait été que très peu étudiée en sinologie ou en linguistique jusqu’ici ?
En tous cas les mots vides sont pour la plupart encore utilisés en langue moderne (白话baihua) : adverbes, prépositions, particules, conjonctions, mots exclamatifs. Seuls les pronoms étaient mots vides uniquement en langue classique (文言 : wen yan). On note que les spécificatifs ne sont pas des mots vides.
Le livre ne fournit que des caractères traditionnels ; j’utilise ici des caractères simplifiés en reprenant parfois en bleu les caractères traditionnels
Citations anciennes
Il y a beaucoup de proverbes, comme celui ci qui m’a amusé :
抛砖引玉 拋磚引玉
pao zhuan yin yu ;
« montrer un morceau de brique pour inciter les autres à sortir leur jade », autrement dit « débiter quelques banalités pour faire jaillir des idées brillantes ». Il s’applique si bien à un début de négociation !
On lit page 77 :
白马之白也无以异於白人之白也
« Nous disons qu’un cheval est blanc comme nous disons qu’un homme est blanc. »
Cette phrase est présentée comme exemple d’un adjectif employé comme un nom : ici 白bai signifie « la couleur blanche » plutôt que « blanc ».
Je crois y avoir reconnu l’un des arguments employés dans le développement de l’énoncé 白马非马 « bai ma fei ma »: un cheval blanc n’est pas un cheval, voir le premier et le second billet sur cette forme de sophisme chinois.
Ou encore cette phrase amusante en langage de cour :
願大王寬其罪使得畢其辭.
Je vous prie, majesté, de pardonner mon audace, mais laissez-moi finir ma phrase.
(la phrase dont je ne connais pas l’origine est citée p 99 pour montrer l’utilisation de 其 qi pour dire « je »)
Une autre phrase drôlement irrévérencieuse :
今恩足以及禽獸而功不至於百姓者獨何與.
Comment se fait-il que votre bienfaisance soit assez grande pour s’étendre aux oiseaux et aux quadrupèdes, et que vos sujets soient les seuls qui n’en ressentent pas les effets !
Evolutions de sens
Entre l’antiquité et nos jours, quelques caractères sont immuables (par exemple l’épée 剑 jian 劍 ou prendre 取 qu), d’autres ont disparu (par exemple le ministre 臣chen, le seigneur 捃jun, la concubine 妾qie), la plupart des mots ont changé de sens.
Le livre aborde des évolutions de sens entre chinois classique et chinois moderne, évolutions qui comme par hasard viennent souvent éclairer un mot de chinois moderne que l’apprenant trouvait étrange, difficile à comprendre, comme un peu décalé, ou « déplacé ».
Par exemple, 向xiang qui veut aujourd’hui dire « vers » (direction), voulait dans l’antiquité dire « autrefois ». Comment un mot désignant le passé en est il venu à exprimer une direction (que l’occidental assimile rapidement à un futur, à un idéal) ? No se señor !
Autre exemple : 图tu désigne aujourd’hui un dessin, une peinture, alors qu’il renvoyait autrefois au verbe « compter faire, projeter de ». (On voit aussi en langue française l’ambivalence du plan : le plan de ville et le plan d’attaque). Cette évolution de sens m’a fait penser à l’art de la guerre du sun zi , et à son analyse des dispositions d’éléments, du potentiel de situation, ainsi qu’au livre de François Jullien La propension des choses.
Ou encore : 去qu voulait dire « quitter », il signifie aujourd’hui « partir ». 信xin voulait dire « vrai » et signifie aujourd’hui « lettre, confiance » (on voit ici l’importance de l’écrit dans la culture chinoise)
Dernier exemple, plus indéchiffrable celui là : 坐zuo veut dire s’asseoir, et semble graphiquement montrer son sens : on croit voir sur le caractère deux hommes assis sur un banc. Mais 坐voulait autrefois dire « être en faute, commettre une faute ».
Vide et plein
On découvre également tous ces antonymes, ou contraires, qui font la richesse de la langue chinoise (voir le billet sur les feux rouge-vert ) : noir / blanc, pur / sale, fort/faible, pauvre/riche。
J’ai joué avec mes enfants à leur faire deviner le contraire des mots que je leur disais, et c’est amusant car nous ne trouvions pas toujours spontanément, dans notre référentiel, les contraires tels que les chinois les voient (exemple : 头尾 = tou/wei = tête / queue)
Voici quelques vers très simples, relativement faciles d’accès en langue ancienne, et qui donnent au second chapitre du Laozi son abyssale profondeur :
有无相生
难以相成
长短相较
高下相倾
有無相生
難以相成
長短相較
高下相傾
Ayant et n’ayant pas naissent l’un de l’autre
Compact et subtil se forment l’un de l’autre
Long et court se mesurent l’un à l’autre
Haut et bas se tournent l’un vers l’autre
Une remarque sur le quatrième vers : le contraire de下xia (dessous) n’est étonnamment pas 上shang (dessus), mais 高 gao (grand)。Par ailleurs (p72), le mot上shang est employé dans le sens de « présenter, offrir ». Voir à ce sujet le billet sur « tomber amoureux ou monter amoureux » : les notions de « sur » et de « sous » m’intriguent beaucoup en chinois.
Il est à noter que certains mots ont plusieurs sens, et peuvent ainsi se retrouver dans plusieurs couples de contraires différents. Par exemple 生 sheng peut vouloir dire « vert », quand il s’oppose à 熟 shu employé pour dire « mûr » (un fruit mûr, opposé à un fruit vert) . Mais si 熟 shu est employé pour dire « cuit » (une viande cuite), alors 生 sheng voudra dire « cru ». Ou encore, si 熟 shu est utilisé dans le sens de « bien connu », alors 生 sheng voudra dire « inconnu ». Voir à ce sujet l’emploi curieux de 生sheng dans une maxime . Subtiles nuances du terme 生 sheng, mais dont on devine la cohérence autour du sens originel (naître, né).
Synonymes et clés
Les synonymes peuvent être semblables de trois façons : graphiquement (présence d’une clé commune ; par exemple 倚yi s’appuyer et 依 yi s’appuyer sur), phonétiquement (prononciation semblable), ou enfin grammaticalement (par exemple : 窗chuang et 牖 you sont deux noms synonymes pour fenêtre;哭 ku et 泣 qi sont deux verbes synonymes pour « pleurer » ;美 mei et 艳 yan sont deux adjectifs synonymes pour « joli »)
Fan Keh-li aborde aussi l’énigmatique question du corps (voir les trois billets et leurs commentaires sur ce sujet : le premier sur l’étymologie, le second sur les mots composés et le troisième sur les expressions).
Il présente deux synonymes anciens pour le corps humain : 躬gong et 身shen. Le premier, 躬 est graphiquement constitué du second 身auquel on ajoute un arc弓 (voir l’arc débandé comme l’artiste ). 躬 gong désigne uniquement le corps de l’homme, alors que 身shen signifie en outre la partie principale d’un objet (retrouverait-on alors la raison de la racine 本présente dans le caractère simplifié 体 ti ?)
Fan Keh-li n’évoque pas le caractère 體 (simplifié en体)
La souplesse de la grammaire
L’auteur présente des cas tordus dans la grammaire ancienne : nom employé comme verbe, nom précédé d’une structure prépositionnelle, nom employé comme complément circonstanciel (manière de traiter quelqu’un, comparaison, lieu…), ou bien des adjectifs employés comme verbes ou comme nom, des verbes employés comme nom ou comme adverbe, sans parler des numéraux composés , des spécificatifs ou des nombres symboliques . Je ne m’étends pas sur des exemples, mais en un mot c’est compliqué, ou souple, comme vous préférez.
Je, tu et nous
On découvre au chapitre III les différentes formes du je et du moi (qui se confondent parfois avec le « nous », la particule du pluriel, 们 men de 我们 women, n’existant pas encore en chinois ancien). Il y a plusieurs ”je” : 吾 wu, 我 wo, 余 yu, 于 yu, 朕zhen.
Le « je » sujet en chinois m’a l’air compliqué, il mériterait apparemment un livre à lui tout seul …
Le « tu » n’est pas plus simple : il y a une bonne dizaine de mots différents, parfois selon la position hiérarchique, par la différence d’âge, ou même par le sentiment porté à autrui (certaines formes de « tu » portent en elles le mépris ou la haine !)
Le « il» est facile par contre : il n’existe pas de pronom personnel à la troisième personne. Le « il » moderne (他 ta) signifie « autre», « ailleurs » en chinois classique. Dans l’antiquité, on emploie des pronoms démonstratifs comme 之 zhi ou 其 qi.
Je n’arrive pas à conclure sur ce livre. Intéressant, certes, mais la langue classique est à la fois accessible, quand on parvient à lire une phrase donnée en exemple, et terriblement compliquée. Je ne la maîtriserai sans doute jamais. Alors je finis juste par quelques jolies phrases classiques :
故為是說以俟夫觀人風者得焉.
C’est pour cela que j’écris ce document, pour que quelqu’un s’intéressant aux mœurs des hommes le trouve.
不為者與不能者何意義之
« Comment peut on distinguer le manque d’action ou de capacité du manque de pouvoir ? » demanda le roi
終和且平.
La paix et la concorde existeront toujours.
Moi aussi, je me suis initiée au chinois classique avec ce petit livre, et son “frère” (j’ai oublié son titre!! “la phrase dans le chinois classique”?).
Même si je l’ai trouvé pratique et intéressant, je ne trouve pas qu’il constitue un “manuel” valable pour découvrir le chinois classique… mais faute de mieux, rien d’autre ou presque n’existant dans les librairies….. bravo pour ton compte-rendu exhaustif!!
Fanny
坐= deux hommes assis dos à dos sur la terre.Dans le temps quand les chinois voulaient se reposer au cours d’un voyage se mettaient dos à dos , certainement pour le confort.
oui ; citons aussi les deux copains qui partagent le pain face à face : 卿
un billet là dessus : http://florent.blog.com/1910828/