Création du monde ou diversification des êtres ?
Anne Cheng commente un passage cosmogonique du Laozi d’une manière qui me parle beaucoup :
(Histoire de la pensée chinoise ; p206)
Un engendre Deux
Deux engendre Trois
Trois les dix mille êtres
Les dix mille êtres portent le yin sur le dos et le yang dans les bras
Mêlant leurs souffles (冲氣 chongqi) ils réalisent l’harmonie
Le dao engendre l’un, c’est à dire le tout qu’est le réel et dont l’unité se manifeste dans le souffle originel. Le dynamisme du souffle, qui est le mode d’existence même du Dao, signifie que l’Un n’est pas monolithique et figé dans son unité et son unicité, il se diversifie dans la dualité des souffles du yin/yang, ou du ciel/terre. Mais la dualité n’est pas une fin en soi : elle resterait bloquée dans un face à face stérile si elle n’était animée par la relation ternaire qui indroduit la possibilité de mutation et de transformation. C’est ainsi que la dualité des souffles Yin/Yang se trouve dynamisée par le vide médian (autre sens de 冲氣 chongqi, parfois remplacé par 中氣 zhongqi : souffle médian). En termes cosmologiques, très en faveur sous les han, cette relation ternaire se traduit dans la triade Ciel-Terre-Homme. Le trois figure une relation à la fois fermée et ouverte, qui se suffit à elle même en même temps qu’elle est capable de l’infini, qui dit le tout de l’univers visible et invisible dans son unicité, tout en prenant en compte la multiplicité qui le compose.[]… A partir de la relation ternaire en effet tout devient possible : le trois ouvre sur le multiple à l’infini. Dans le passage du Dao aux dix mille êtres, on assiste au déploiement de l’Un dans le multiple, processus dans lequel on peut voir le souffle originel, de qualité infiniment subtile, se subdiviser, se diversifier en qi de qualité de plus en plus grossière, dense et compacte.
Cette aspiration d’un retour à l’unité perdue se retrouve dans d’autres cultures, mais ce qui reste spécifique à la pensée chinoise est la continuité assurée par le va-et-vient constant entre l’il-y-a et l’il-n’y-a-pas, l’invisible et le visible.
…
si tout le monde avait suivi très fidèlement la pensée de Laozi – suivre fidèlement et paisiblement son “qi (souffle)”, sans le déborder – le monde se serait tranformé beaucoup moins radicalement …. par ex, il n’y aurait pas encore d’électricité, et donc pas encore toutes ces machines, … on peut dire que ça vaudrait mieux ou ça vaudrait moins bien (ça dépend …)
- un petit délir ^^
Oui jade ; j’aime bien ce que tu dis.
un jour je parlais du taoisme avec un écrivain qui le connaît bien. Il me laisse parler et me pose la question “au fond, vous n’êtes pas pour le progrès, si ? ”
Je n’ai pas pu lui répondre !
c’est vrai que la vision chinoise (nous ne sommes pas créés ; les choses évoluent en continuité)semble peu progressiste c’est vrai. Mais elle permet de trouver la paix !
mais nous autres occidentaux qui croyons au progrès ; combien avons nous pu créer d’idéaux pour nous stimuler vers ce prétendu progrès ! Et quel résultats certains de ces idéaux ont donnés !
le monde fait 南辕北辙 (tu connais ce Chengyu ou pas? nan2 yuan2 bei3 zhe2; il y a une fable pour ça, le sens principal, c’est d’aller vers la direction inverse qu’il faudrait) que Laozi, alors ….peut-être lui-même il n’a été qu’utopique? ….
Je relisais un chapître du Vide et Plein, mon souvenir n’est donc pas si lointain… Je préfère cependant cette version de la cosmologie taoïste :
Le Tao d’origine engendre l’Un
L’Un engendre le Deux
Le Deux engendre le Trois
Le Trois produit les dix mille êtres
Les dix mille êtres s’adossent aux Yin
Et embrassent le Yang
L’harmonie naît au souffle du Vide médian.
Je me permets d’ajouter cette citation du philosophe Chuang-tzu que j’aime à relire :
“Le Tao ne peut être entendu ; ce qui s’entend n’est pas lui. Le Tao ne peut être vu ; ce qui se voit n’est pas lui. Le Tao ne peut être énoncé ; ce qui s’énonce n’est pas lui. Qui engendre les formes est sans forme. Le Tao ne doit pas être nommé.” Et il ajouta : “Qui répond à celui qui l’interroge sur le Tao ne connaît pas le Tao ; et le simple fait d’interroger sur le Tao montre qu’on n’a même pas encore entendu parler du Tao. La vérité est que le Tao ne souffre ni questions ni réponses aux questions. Interroger sur le Tao qui ne comporte pas de questions, c’est le considérer comme une chose finie. Répondre sur le Tao qui ne contient pas de réponse, c’est le considérer comme une chose dépourvue d’intériorité. Quiconque répond sur ce qui n’a pas d’intériorité à qui interroge sur ce qui est fini, celui-là ne saisit ni l’univers extérieur, ni son origine intérieure. Il ne traverse pas le Mont K’ouen-louen; il ne va pas jusqu’au vide suprême.”
(désolée pour la longueur du comment…)
南辕北辙, je ne connaissais pas ce chengyu alors j’ai cherché : c’est l’histoire d’un homme qui veut partir vers le sud mais dirige son chariot vers le nord. Un passant le lui signale ; mais, sûr de lui ; il répond “j’ai un très bon cheval et l’un des meilleurs cochers. J’ai aussi plein d’argent.” Sûr de lui même ; il fait fausse route. Ce serait du royaume de wei ; lors des royaumes combattants. C’est bien cela ?
merci liu pour le très bel extrait de cet autre grand penseur taoiste ! Etonnante similitude avec des textes de la bible ou du coran sur l’aspect insaisissable de dieu, non ?
PS : tu avais remarqué que Chuang-tzu = Tchouang Tseu = Zhuangzi = 庄子 ?
Il écrit des choses magnifiques !
( http://florent.blog.com/1180849/
il y a un lien vers une traduction de ses premiers chapîtres sur internet)
si tu veux approfondir ce penseur ; vas y tu ne le regretteras pas !
Jade, pour te répondre , je ne suis pas sûr que le monde fasse aujourd’hui l’inverse de ce qu’en a dit le laozi
(pour la bonne raison que laozi a dit tout et son contraire )
son propos me semble très moderne, même si j’avoue bien volontiers mal le comprendre (comme je comprends mal la modernité d’ailleurs
Jade,
Le “non-agir” (wu wei) du Taoïsme ne signifie pas “ne rien faire”…