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Mo Yan : Beaux Seins belles fesses 9/10

2007 janvier 22
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Posted by florent
Ce livre m’a pris le ventre comme très peu de livres ont pu le faire. Je me souviens de sensations similaires à  la lecture des frères Karamazov, de Dostoievsky, il y a quelques années déjà. Un livre qui va toucher des choses profondes, profondes de l’homme. Qu’il soit un homme ou une femme, une française ou un chinois.
 

 

Le petit garçon dont il est question dans l’histoire, Shangguan Jintong, commence à raconter le livre dès le second chapitre (le premier relatant sa naissance). Cela crée une ambiance particulière : le lecteur avance dans l’histoire grâce aux récits et impressions d’un bébé qui grandit en petit garçon, et qui ne veut pas quitter le sein maternel. Vers treize ans, quand Jintong décide enfin de se nourrir d’autre chose que de lait, le récit passe curieusement du « je » au « il », comme si le personnage principal avait pris ses distances du narrateur avec le sevrage et l’adolescence .

 

Beaux seins, belles fesses : Les enfants de la famille ShangguanJintong connaît une enfance difficile en milieu rural (tout comme  l’auteur Mo Yan) : il est fils illégitime d’un pasteur suédois et d’une maman merveilleuse qui a déjà mis au monde huit sœurs au désespoir de son mari chinois. Le père géniteur de Jintong et le mari de sa mère meurent tous deux très vite ; le livre se passe sans personnage de père. Les hommes adultes sont tous absents de leur famille ; principalement occupés par la guerre. La paternité me pose questions en ce moment ; et ce livre y apporte de belles réponses : on comprend le rôle d’un père en voyant vivre et grandir une famille (une tribu même !) sans pères.  


Les descriptions que fait Jintong de ses tétées sont magnifiques ; c’est là son seul mode d’alimentation jusqu’à l’adolescence : d’abord au sein de sa mère, puis à celui de ses sœurs ; puis au pis d’une chèvre qui lui est attribuée. Les descriptions plongent le lecteur dans une béatitude largement oubliée (ou inconsciente) : celle du moment ou nous étions nourris par notre mère. J’ai vécu ce sentiment de béatitude avec force. Le toucher, l’odeur et le goût du sein sont magnifiquement vivants dans le texte. 

Les sœurs de Jintong connaissent toutes des destins tragiques. J’avoue avoir un peu perdu le fil de ces huit soeurs vers le tiers du roman, en raison de leur nombre, du fait qu’elles changent de nom en se  mariant, et des enfants qu’elles mettent au monde. J’ai donc dressé un index des sœurs shangguan pour guider la lecture :

  1. Laidi (ep Sha YueLiang ;  maîtresse de Sima Ku). Mère de ZaoHua 
  2. Zhao Di (Ep Sima Ku; notable du village et chef de guerre du KMT) ; meurt à l’invasion communiste (p336). Mère de Sima Liang, et des jumelles sima Feng et sima Huang.
  3. Lingdi Immortelle Oiseau (Amour de jeunesse pour Han L’oiseau, folle et épouse du muet Sun Pas-Un-Mot.Mère de « grand muet » et « second muet »
  4. Xiangdi : vendue comme prostituée
  5. Pandi (Ep Lu Jiang Liren : communiste) ; mère de lu shengli
  6. Niandi (ep Babbit)
  7. Qiudi : Vendue à une Russe
  8. Yunü; jumelle de Jintong, Aveugle   

L’ainée Sha Zhao Hua épouse un héros de la résistance anti-japonaise (Sha YueLiang). Les récits de ses expéditions de sabotage contre un train allemand sont hilarants (par la confrontation de la tradition chinoise mâtinée de mythes avec la modernité de l’envahisseur), mais Sha Yue Liang finira éliminé ; sa femme sombre dans la folie et vivra mi consciente mi absente au foyer de la famille.   


 Han L’oiseau prend le coeur de la troisième soeur Lingdi, c’est pourtant un étranger du village, bienfaiteur de la famille Shangguan par tous les oiseaux qu’il chasse en période de disette. Mais Han L’oiseau est capturé par les japonais ; il est envoyé à Hokkaido ; il s’échappe du camp et passera quinze ans dans la montagne japonaise comme un sauvage. Puis Lingdi sombre dans la folie en pensant qu’elle est un oiseau ; elle épouse le muet Sun Pas-Un-Mot). Elle meurt en sautant d’une falaise. 


Sachant que la grand mère (Shangguan Lüshi) aussi est tombée dans la folie, vivant dans une déchéance telle que la mère de Jintong vient la soulager en la tuant, on voit qu’un seul personnage dans le livre incarne la vaillance et la capacité d’assumer l’existence : il s’agit de la mère de Jintong.  Elle refuse systématiquement de s’engager pour une cause politique (causes incarnées par ses gendres). Elle n’aspire qu’à une chose : que sa famille vive et grandisse. Et elle traverse ainsi l’existence troublée de la Chine du XXe siècle.  Le livre est long et très fourni ; je n’en retiens que quelques passages ou images. 


Une vie rurale familière. 

Je retiens d’abord les aspects universels de la vie rurale : j’ai ressenti une grande familiarité avec le décor du village (dans le canton du nord-est de Gaomi, au Shandong, région qui a beaucoup souffert du retrait du Guomindang vers Taiwan à la fin des années quarante). Les descriptions de la nature et des alentours du village sont d’une poésie très touchante ; on revit parfois des passages de l’enfance à la campagne, même en étant à dix mille lieues de là.

 

Et j’ai surtout ressenti une familiarité avec les comportements humains des paysans et notables de ce village. Le livre est touchant car il ne met pas en lumière les différences pour elles mêmes. Mo Yan est un chinois qui écrit en chinois ; il raconte sa vie en la romançant et en la teintant d’une coloration burlesque et tragique, avec un certain génie selon moi. De fait le lecteur entre sans difficulté dans le cadre et dans les personnages. 


 

Nous avons testé toutes les idéologies : aucune ne marche ! 

Le livre dure presque un siècle ; on voit passer des impérialistes, des colonialistes, des modernistes et des opportunistes, puis des communistes, et enfin des capitalistes. Aucun n’a la faveur de l’auteur, à part peut être les partisans des bonnes vieilles racines traditionnelles chinoises, en ce qu’elles plongent dans un passé mythique et poétique qui permet d’échapper à l’existence.

Soldats allemands posant à Gaomi (lieu du roman)
Les allemands furent très présents au Shandong
(la bière Tsingtao est produite dans la capitale Qingdao)
 

Mo Yan me semble ouvertement et surprenamment critique vis à vis du communisme. Je n’avais jamais rien lu d’écrit en chinois en Chine continentale, qui soit aussi noir et peu respectueux du « politiquement correct » du Parti. Par exemple pour le premier contact avec les communistes : l’arrivée des troupes communistes de libération est souvent idéalisée dans les récits que l’on peut lire d’habitude(« pour la première fois dans l’histoire de chine,voilà des troupes non corrompues ; qui expliquent au peuple pourquoi elles sont là, ne volent ni ne violent, bla bla bla »). Dans « beaux seins belles fesses », l’arrivée des communistes est vécue comme une tragédie humaine, ni plus ni moins que celle de l’invasion japonaise ou celle du pouvoir du KMT.

 

La scène dans laquelle tout le village est parqué dans un moulin en attendant les exécutions des « forces réactionnaires » est terrifiante et poignante. Toute la période communiste (famines du grand bond en avant ; absurde révolution culturelle) est décrite pour ce qu’elle était : un drame que personne ne comprenait. Mao n’est pas mentionné une seule fois. La seule sœur de Jintong qui se soit engagée dans le communisme rompt irrémédiablement avec toute la famille. 


  Vue moderne de Gaomi 高密

 

Et la période moderne du « enrichissez-vous » en prend aussi pour son grade : Jintong n’arrive pas à la comprendre ni à s’y insérer. Il trouve un peu sa place dans le développement économique, mais de grandes répressions de la corruption viennent détruire son réseau et tout ce qu’il a construit. Le personnage de Jin Sein-unique, qui vit de récupération de pneus et autres ferrailles, m’a semblé être le seul qui trouve son compte dans la période post communiste. Ses ambitions professionnelles ne sont pas illimitées, c’est peut-être la raison pour laquelle elle survit bien.  

Une photo de gaomi qui pourrait être l’antre de Jin-Sein-Unique!


  Un étrange rituel Taoiste   

Le passage du « marché de la neige » (p444) présente un rituel taoïste étrange, lors duquel on simule un marché avec l’interdiction absolue de parler ; tout doit rester silencieux comme la neige. C’est une fête yin ; la fête de la neige qui mystérieusement cache sous son froid manteau l’humus humide qui bientôt accueillera la vie du printemps. Jintong a été choisi par un vieux maître taoïste comme le jeune garçon qui traditionnellement officie, en commençant par une inspection du simulacre de marché. A la fin de l’inspection ; Jintong s’installe au temple avec un voile de soie sur les yeux et un bol de neige pure devant lui. Des femmes de tout le canton viennent se prosterner devant lui ; il se purifie les mains dans le bol de neige et doit ensuite leur palper les seins (à son grand bonheur) en leur souhaitant santé, beauté, fécondité…  Ce long passage nous fait entrer dans l’univers du taoisme religieux, alors que ce qu’on peut lire ici en France sur le taoisme concerne plus souvent la pensée taoiste (exprimée par les trois grands maîtres (Laozi Zhuangzi Liezi) que la religion proprement dite, religion qui s’est développée et complexifiée par la suite. 


Un lien à la psychologie ?

Il y a peut être un lien à faire entre ce livre et les stades de l’enfance (j’ai donné ce livre à lire à ma femme qui étudie en psycho ; je reviendrai poster des compléments si nécessaire) : la relation du petit garçon à sa maman est remarquablement bien abordée. En tous cas elle résonne avec force à mes oreilles. 


 

Maman , maman ! 

Le personnage de la maman, avec sa capacité d’endurer les difficultés de la vie jusqu’à un don total pour que poussent ces enfants et que se développe la vie, contre tous les dangers de la nature et des hommes, ce personnage m’a touché. Cette maman, c’est notre maman à tous. En chinois, pour dire le mot « chacun », on représente un homme au dessus d’une maman : . Ce qui est propre à chacun, c’est d’avoir une maman ! Les derniers chapitres, centrés sur la maman de Jintong, sont poignants.

 

Une Réponse Leave One →
  1. janvier 22, 2007

    Je suis en milieu (ou peut-être au tiers) de lecture de ce roman. J’ai vraiment beaucoup aimé “les treizes pas” qui constituait une critique déjà sévère du communisme. “Beaux seins belles fesses” ne me semble pour l’instant pas tout à fait aussi fascinant que “les treizes pas” mais tout de même passionnant.
    Mais merci pour ta liste! J’avais commencé à faire une liste de toute la famille shanguan et une bonne part de ceux des premières générations sont morts dès que j’ai réussi à mettre de l’ordre dans les noms… pour les filles, ça devient en effet très vite dur de suivre…
    Un seul désaccord avec toi: j’ai l’impression que ce livre parle d’avantage aux hommes, dans la mesure précisemment où il traite largement du rapport d’un garçon aux femmes et surtout à sa mère.

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