Gao Xingjian La montagne de l’âme 9/10
J’ai trouvé ce livre époustouflant ; je l’ai lu très rapidement, parfois en haletant, parfois avec dégoût (certains passages peuvent être bien crus), parfois avec une paix profonde et avec une incroyable communion à l’auteur. Dans mon expérience c’est un livre qu’on lit avec le ventre autant qu’avec la tête ou le cœur.
Ce livre que l’auteur a mis sept ans à écrire (voir une interview de l’auteur) , c’est l’histoire d’un homme qui recherche son âme. Il a cru qu’il allait mourir d’un cancer mais c’était une fausse alerte ; il part donc voyager au centre, au sud et à l’ouest de la chine. Il déambule (逛) dans de petites villes, des villages, des hameaux ; des lieux naturels (souvent en montagne).
Encre de gao xingjian : « illusion »
Le style littéraire est résolument moderne : pas d’unité de temps, ni de lieu. Le chapître 72 explique bien les choix stylistiques de l’auteur. Chaque chapitre est un peu une « bulle de présent ». Certaines histoires se suivent tous les deux chapitres. Certains personnages sont touffus ; on les confond alors qu’on croit les reconnaître à divers endroits du livre. Mais c’est passionnant.
Reprenons quelques courts passages sur quelques thèmes du livre : l’amour, la langue, les coutumes populaires, la nature, l’écologie, la conscience.
Le livre conte beaucoup d’histoires d’amour, qui se mélangent parfois. Voici une jolie phrase page 412 : « C’est vrai, tu l’as séduite, mais elle aussi t’a séduit. Entre l’astuce des femmes et l’avidité des hommes, à quoi bon chercher à discerner qui porte le plus de responsabilité ? »
Une phrase page 416 sur l’origine de la langue :
(l’écrivain vient de méditer sur une fusaïole décorée du motif Yin Yang, méditation qui lui a rappelé les personnages mythiques de Fuxi et Nügua .
« Les premiers concepts de l’humanité sont nés des images, puis ils se sont alliés aux sons et, enfin, langage et sens sont apparus. »
Je ne détaille pas les scènes souvent dures de la révolution culturelle. Regardez page 159 de l’édition points. Reprenons juste une phrase très drôle sur la bureaucratie du plan : « Un jour, par hasard, tu as soudain découvert une vieille maison à la porte grande ouverte, dans une petite rue carrément oubliée par la planification urbaine ou que la planification urbaine n’a pas prise en compte ou que la planification urbaine n’a pas l’intention de prendre en compte ou encore que le plan n’a pas l’intention de prendre en compte, ou même qu’il est impossible d’inclure dans le plan. »
(la page 545 est très drôle aussi !)
L’auteur semble très attiré par les coutumes populaires, dans ce qu’elles ont de vrai, et par les menaces qu’elles subissent (à la fois de la part du communisme, et de la modernité). Voici une chanson Yi que j’ai aussi trouvé très belle :
Si tu sors un soir de lune,
N’allume pas la torche sur le chemin,
Si tu allumes la torche sur le chemin,
Triste sera la lune.
A la saison où fleurit le colza,
Ne porte pas le panier pour cueillir les fleurs,
Si tu portes le panier pour cueillir les fleurs,
Triste sera le colza.
Si tu aimes une jeune fille sincère,
N’hésite pas,
Si tu hésites,
Triste sera la jeune fille.
On voit au chapitre 57 de longues descriptions de l’homme sauvage, sorte de yéti qui hanterait les forêts du district de Shennongjia (nord ouest du Hubei). Le thème traditionnel du guxiang 故乡, ou pays natal, est abordé page 441, d’une manière qui m’a évoqué avec force la nouvelle de Luxun « 故乡 pays natal ».
Ces coutumes puisent parfois dans le fonds millénaire de la culture chinoise. Un rite funéraire, « battre le pot en chantant », est connecté à un texte du zhuangzi (p172). Sur le taoïsme, les chapitres 63 et 65 sont passionnants. Citons encore page 666 une vision mystique très proches des antiques pratiques taoistes (visualisation d’un souffle pourpre).
L’auteur en veut beaucoup à l’orthodoxie confucéenne d’avoir déformé, reformaté, « nettoyé » toute la culture chinoise, tant antique que populaire. (voir p479 ; nous avions déjà vu ce point à propos d’un poème du livre des odes).
Il y a aussi de belles références à la peinture, par exemple page 591 sur les peintres excentriques du XVIe et XVIIe siècle (Xu wei, gong xian). Très belle description de méditations abyssales devant le tombeau de Yu le grand, empereur mythique fondateur de la chine (page 597).
Le thème de la nature et de l’environnement est très présent dans l’œuvre. Parfois de manière très intime, parfois sur de grandes questions.
Ainsi, tout le chapitre 30 est consacré à un serpent, le terrible serpent Qi, dans un style presque documentaire. L’herpétophile que je suis a beaucoup aimé ! Il s’agit du serpent échiquier, ou Agkistrodon acutus.
Plus loin (p417), de belles réflexions, un peu désabusées, alors qu’il contemple une cité antique qui eut son rôle dans l’émergence de la dynastie Han, et qui sera prochainement détruite par la montée des eaux du « barrage des trois gorges ».
« Je suis toujours à la recherche du sens, mais finalement qu’est-ce que le sens ? Puis-je empêcher les hommes de construire ce barrage monumental tout en détruisant leur propre mémoire ? Je ne peux que faire des recherches sur mon propre « moi », minuscule grain de sable. Je peux seulement écrire un livre sur moi, sans m’occuper de savoir s’il paraîtra. Et écrire un livre de plus ou de moins, quel sens cela a-t-il ? »
Plus loin (p429), en contemplant l’endroit ou le fameux poète Libai s’est noyé en état d’ivresse, en voulant attrapper le reflet de la lune dans le fleuve, il y a treize siècles (voir un poème de libai , et une chanson à boire) , l’auteur regrette que la pollution et la modernité aient autant dénaturé le lieu.
Mais les passages sur la nature qui m’ont le plus marqué sont ceux d’errances en montagne ; avec des réflexions merveilleuses. Ainsi au chapitre 39, alors que l’auteur est perdu dans une grotte aux confins du Guizhou, Sichuan, Hubei et Hunan, il sent que « je dois retourner parmi les hommes, retrouver le soleil et la chaleur, la joie, la foule, le tumulte ; quels que soient les tourments qu’ils me font endurer, ils sont le souffle vital de l’humanité. » Au chapitre 42, une errance autour d’un village au clair de lune m’a époustouflé.
Un peu plus loin, on découvre un scénario sur la conscience :
Fuxi, avec son corps de serpent et sa tête d’homme, tel qu’il est figuré sur les briques datant des Han, et tel qu’il apparaît dans les légendes, dans ses relations avec Nügua, incarne les pulsions sexuelles des hommes primitifs. De bêtes sauvages, on les a transformés en monstres, puis on les a élevés au rang d’ancêtres originels, simple incarnation instinctive du désir sexuel et de l’appel à la vie.
A cette époque, l’individu n’existait pas, on ne différenciait pas le « moi » et le « toi ». Le « moi » est apparu tout au début à cause de la peur de la mort ; la chose étrange qui n’est pas « moi » s’est transformée en ce qu’on appelle le « toi ». L’homme était alors encore incapable d’avoir peur de lui-même, sa connaissance de soi venait uniquement de l’autre. Seul le fait de prendre ou d’être pris, d’être soumis ou de soumettre, le confirmait dans son existence. La tierce personne qui n’a pas de relation directe avec « moi » et « toi », c’est « il ». Et « il » n’apparaît que progressivement. Plus tard, j’ai appris qu’il en est de même pour « il » : c’est l’existence d’êtres différents qui a fait reculer la conscience de « moi » et de « toi ». L’homme a oublié progressivement son « moi » dans la lutte pour la vie avec autrui et, plongé de force dans le monde infini, il n’est plus qu’un grain de sable.
Une certaine maturité dans ces lignes, non ?
Le dernier chapitre est sublime ; finissons simplement ici par quelques lignes du livre, dans les registres personnels et poétique : La vérité n’existe que dans l’expérience, et encore seulement dans l’expérience de chacun, et même dans ce cas, dès qu’elle est rapportée, elle devient histoire. Il est impossible de démontrer la vérité des faits et il ne faut pas le faire. Laissons les habiles dialecticiens débattre sur la vérité de la vie. Ce qui est important, c’est la vie elle-même.
Et quelques lignes d’une belle poésie à la fin du chapitre 63 :
(c’est juste après une fête taoiste ; tout le monde est parti)
Les toits recourbés aux lignes pures se détachaient sur le ciel. Derrière, les arbres s’élançaient dans la forêt, se balançant silencieusement dans le vent du soir. En un instant un silence total s’était installé. Pourtant, on avait la sensation d’entendre encore un sifflement clair venu d’on ne sait où. Il se prolongeait tranquillement, puis disparaissait doucement. Le murmure du ruisseau qui passait sous le pont de pierre, à la porte du temple, et le murmure du vent du soir semblèrent alors, l’espace d’un instant, s’écouler de mon propre cœur.
(PS / si quelqu’un peut me donner ce passage en chinois je suis preneur !)
Je me permets de mettre ton post en lien sur le mien : on a aimé le même livre, mais on le dit pas pareil…
Merci rapide ;
Très honnêtement je trouve que tu en parles beaucoup mieux que moi ! Je me contente juste d’en extraire quelques passages. J’essaierai d’être plus personnel quand je ferai un billet sur son autre livre “un homme seul” que je viens de finir et qui est également magnifique.
je recommande la lecture de ton billet !
http://rapidesherpa.blogspot.com/2008/03/lme-une-montagne.html
(et merci aussi pour ton lien vers le passionnant blog des traducteurs de chinois
http://jelct.blogspot.com/)
Le passage en chinois (si vous en avez encore besoin)
飞檐扬起, 线条单纯。背后山上林木巍然,在晚风中无声摇曳。霎时间,万籁俱寂,却不觉听见了清明的萧声,不知从哪里来的,平和流畅,俄而轻逸。于是观门外石桥下的溪水声潮,晚风飒飒,顿时都仿佛从心里溢出。