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Ivan P Kamenarovic : Le conflit (perceptions chinoise et occidentale) 7/10

2008 octobre 2
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Posted by florent
C’est porte-plume qui m’a conseillé cet auteur (un autre livre de lui en fait : Agir, non agir en Chine et en Occident). Il est philosophe et chercheur au centre de recherches sur l’extrême orient de Paris Sorbonne. Précisons qu’il est diplômé de chinois aux Langue’O et qu’il a traduit de nombreux textes classiques.
Je me suis procuré ces deux livres et ne le regrette pas. Parlons aujourd’hui de celui qui traite du conflit.

Dans la veine de François Jullien (qu’il cite d’ailleurs), M Kamenarovic place en regard les visions du monde chinoise et européenne, sur un sujet dont il faut reconnaître qu’il est profondément intriguant : le conflit.

L’auteur reconnait volontiers qu’il se place sur le terrain des images, des perceptions, des clichés. Il estime que ces représentations, présentes depuis des siècles voire des millénaires dans nos esprits, façonnent nos points de vue.

Deux présupposés sont donnés à la culture occidentale. D’abord le fait que le monde soit constitué de deux ordres : le divin et le terrestre, l’idée et le flou, l’esprit et le corps. Et l’homme occidental se retrouve tiraillé entre ces deux ordres jusqu’à en souffrir. Le dilemme devient combat.
L’homme a un bref accès à l’Idée platonicienne, par sa raison, avant de retomber dans l’ignorance. Il porte en lui une étincelle de Dieu mais reste pécheur. Il se raisonne parfois mais succombe à ses passions. Même la psychanalyse reste dans ce type de division affectant l’équilibre de l’homme (l’auteur cite abondamment Jung avec par exemple son “La conscience ne doit pas oublier qu’elle reste conscience de l’homme, soumise à une morale des opposés où le bien et le mal se livrent une lutte mortelle et où le mal, quel qu’il soit, devra être expié”). Depuis Héraclite, le combat (le dieu polémos) est percu comme “le père de toute choses, le roi de toutes choses”.

Second présupposé occidental : l’individu se définit comme unique, isolément de son entourage.
M Kamenarovic développe ce thème autour de la formule “aime ton prochain comme toi-même”. Il évoque ensuite le suicide face à un dilemme moral : attitude fermement condamnée par la morale occidentale mais présente à de nombreuses reprises dans l’histoire et la littérature chinoise. L’exhaltation de ce Moi de l’individu est poussée à son comble par le romantisme. On trouve page 88 quelques lignes de Rainer Maria Rilke qui étonneront sûrement les chinois francophones qui pourraient passer par là :
[...] et le paysage, incrédule, persistait dans les ténèbres, comme si je n’existais pas. Les choses les plus proches ne se donnaient pas la peine de m’être intelligibles.

Je rejoins particulièrement l’auteur sur cette idée, que j’ai déjà exprimée sous de multiples formes dans ce blog.

De ces deux présupposés, l’homme occidental en est venu à penser que le conflit est nécessaire, inévitable, et qu’il peut même contribuer au progrès de l’individu et de la société. Conflit de l’individu contre lui même (que Freud, avec des dénominations comme pulsion et surmoi, érige comme une voie de salut), conflit de l’homme contre les autres hommes (on parlera de “processus d’individuation”, de “crise d’adolescence”, de “combat pour la dignité humaine”), conflit de l’homme contre le monde enfin (“la lutte contre l’ignorance”, la “guerre contre le terrorisme”, le “combat pour la sauvegarde de la planète”)
Le conflit est nécessaire ; il dégage de l’énergie et contribue au progrès. L’histoire est vue comme une suite de conflits, chez Hegel comme chez Darwin.

Je resterai délibérément bref, pour inciter le lecteur à lire le livre, sur la position chinoise quant au conflit, 

Il y a continuité (et non deux ordres distincts) entre le visible et l’invisible, entre le réel et la Voie. Terre, homme et ciel forment un triangle continu. Il reste à chacun le devoir de trouver sa place dans le grand Tout. Pour exemple page 45 un passage croustillant des “printemps et automnes de Lü Buwei” qui explique que même le brigand a sa voie, sa forme de sagesse et ses qualités propres. Signalons plus loin, page 65, un passage intéressant sur la légitimité du régicide et sur la constante possibilité de recours contre l’empereur en Chine. De fait on fera tout en amont pour éviter le conflit qui est contre l’ordre des choses et qui nous fait perdre énergie et harmonie.

En guise de conclusion, je me contente de reproduire ici les citations qui ouvrent le livre :

Toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières, chez lequel il n’y a ni changement ni ombre de variation.
     Epitre de Jacques 1-17

Celui qui comprend comment ce qui était bien parti tourne mal et comment ce qui était mal parti finit bien, celui là est quelqu’un avec qui on peut parler de l’évolution des choses. Le comble du grand tourne au petit, le comble du petit tourne au grand. Telle est la Voie de la céleste Nature.
     Printemps et automnes de Lü Buwei, XXC (1)

Même s’il est certainement caricatural, avec un auteur qui s’engage malgré lui dans le jugement de valeur, ce livre me semble tout à fait recommandable.

8 Réponses Leave One →
  1. Anonyme permalien
    octobre 3, 2008

    Voici un texte de Hugues de Saint-Victor (?-1141), chanoine régulier, théologien , qui illustre bien je crois cette prééminence de l’individu en occident. Particulièrement quand il dit que “Rien de ce qui fait partie du corps n’est mort ; rien de ce qui est séparé du corps n’est vivant.”

    “”"
    De même que le souffle de l’homme passe par la tête pour descendre vers les membres et les vivifier, ainsi l’Esprit Saint vient aux chrétiens par le Christ. La tête c’est le Christ, les membres ce sont les chrétiens. Il y a une tête et de nombreux membres, un seul corps formé de la tête et des membres, et dans ce seul corps un unique Esprit qui est en plénitude dans la tête et en participation dans les membres. Si donc il n’y a qu’un corps, il n’y a aussi qu’un seul Esprit. Qui n’est pas dans le corps ne peut pas être vivifié par l’Esprit, selon cette parole de l’Ecriture : « Celui qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas, n’est pas du Christ » (Rm 8,9). Car celui qui n’a pas l’Esprit du Christ n’est pas membre du Christ.

          Rien de ce qui fait partie du corps n’est mort ; rien de ce qui est séparé du corps n’est vivant. C’est par la foi que nous devenons membres ; c’est par l’amour que nous sommes vivifiés. Par la foi nous recevons l’unité ; par la charité nous recevons la vie. Le sacrement du baptême nous unit ; le Corps et le Sang du Christ nous vivifient. Par le baptême, nous devenons membres du corps ; par le Corps du Christ, nous participons à sa vie.
    “”"

  2. Anonyme permalien
    octobre 4, 2008

    Hier j’étais à l’orangerie du chateau de Versailles pour un concert et ballet de Lully.

    un extrait du livret illustrera encore la vision occidentale d’un conflit nécessaire, glorieux, beau presque.

    “Je frappe, je combats, je livre la bataille, je ferraille de tous côté !
    La laideur, l’ignorance et la vulgarité
    Sont les ennemies que j’assaille,
    Et ma seule arme est la beauté

    Est il combat plus sauvage que celui de l’artiste contre la laideur ?
    Oui ! Celui des amants qui s’aiment.”

    Et plus loin ce poème signé Isaac de Benserade ; c’est un dialogue entre Mars et Bellone
    MARS : Quoi, jamais plus de sang ?
    BELLONE : Quoi, jamais plus de morts ?
    MARS : La paix a pour longtemps étouffé les discords.
    Et réuni les premiers trônes.
    BELLONE : Ne nous désespérons pas
    J’aperçois des amazones
    Qui vont faire du fracas.
    TOUS DEUX : Ces aimables foudres de guerre,
    Qui font nos braves trembler,
    Ont de quoi dépeupler la terre
    Et de quoi la repeupler.
    MARS : Que leurs coups sont cruels !
    BELLONE : Que l’on craint leurs regards,
    MARS : Elles mettront bientôt le feu de toutes parts,
    Et vont donner mille batailles.
    BELLONE : S’il ne s’agit seulement
    Que de voir des funérailles,
    Nous aurons contentement.”

    On voit dans ces vers Mars et sa soeur (ou femme?) Bellonne attendent la guerre avec impatience ; ils la vénèrent et glorifient le combat.

    Florent

  3. Anonyme permalien
    octobre 4, 2008

    L’article de wiki sur le conflit (au sens sociologique) ne montre pas du tout les visions “occidentales” développées dans ce livre :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_(science_sociale)
    “”"
    le conflit est souvent vécu dans la souffrance et, contrairement à la bonne entente, il empêche la relation de progresser et d’être productive et les partenaires de s’épanouir. C’est pourquoi il est souvent nécessaire de le réguler et de le résoudre. Mais pour cela, il est plus important de permettre aux partenaire de comprendre ce qui se passe entre eux et de conduire leur relation (au lieu de se laisser conduire par elle)que de les amener (par la contrainte ou la persuasion) vers une “bonne entente” qui ne tiendrait pas compte dela réalité de leurs divergences.
    “”"

    (par contre la page sur la théorie du conflit y prête beaucoup plus le flanc)

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_conflit

  4. Anonyme permalien
    octobre 4, 2008

    J’ai posé trois questions à mes fils, pour voir si ces fameuses visions occidentales ressortaient de leur bouche.

    1 Le conflit est il nécessaire ?

    2 Le conflit est il utile ?

    3 Le conflit est il indispensable ?

    Un fils de 10 ans a répondu que le conflit n’était pas nécessaire (mais qu’on devait toutefois le “mettre en scène”, en faire des spectacles, car les enfants aiment voir ces spectacles), qu’il n’était utile qu’en cas d’inégalité, et qu’il n’était pas indispensable.

    (j’ai trouvé sa parenthèse profonde et intéressante !)

    Un fils de 11 ans a eu une réponse différente.

    Le conflit n’est nécessaire que quand il est utile.

    Il est utile quand il résoud une situation négative. Une situation négative, c’est par exemple un tyran qui règne sur un peuple.

    Il n’est jamais indispensable.

    Jolie réponse ! Je lui ai demandé de définir plus précisément une situation négative. En effet si l’on prend l’exemple du Rwanda (ou j’ai été en 1986), Habyarimana était un tyran notoire, tenant d’une main de fer un régime très autoritaire. Après son assassinat, la foule en liesse s’est elle donné la main pour chanter des hymnes de joie ? Non point, chacun a pris sa machette et un génocide terrible s’ensuivit entre tutsis et hutus.

    Mon fils a alors pris un autre exemple : la situation des juifs en 1944. La situation était négative car des personnes étaient en danger ; la vie humaine était en cause.

    Je suis somme toute assez d’accord avec lui, mes fils semblent très modérément empreints de ces “présupposés occidentaux”.

    Florent

  5. Anonyme permalien
    octobre 9, 2008

    «Le faux courage attend les grandes occasions… Le courage véritable consiste chaque jour à vaincre les petits ennemis.»

    Paul Nizan

  6. Anonyme permalien
    octobre 11, 2008

    J’aimerais beaucoup entrer en contact avec l’honorable anonyme qui cite Hugues de Saint-Victor dans ces commentaires. Serait-ce possible ?

  7. Anonyme permalien
    octobre 12, 2008

    Anonyme,
    Généralement les commentaires sont signés, au moins d’un prénom, au mieux d’une adresse web. Ce n’est ni votre cas, ni celui de l’auteur du commentaire que vous évoquez. Je ne puis vous donner d’autre conseil que de lui répondre ici, ou bien de lui donner rendez vous quelquepart sur le web.

    Sinon, ces commentaires montrent bien la valorisation du conflit en occident ; il est mis en scène, glorifié comme source de vie (les amazones peuvent dépeupler la terre mais aussi la repeupler)

    Le thème de l’individualisme est plus délicat à mes yeux ; il ne se résume pas bien

    J’ai dîné récemment avec un ami féru de sciences qui résumait le monde vivant aux théories darwiniennes. Pour lui compétition et conflit sont le moteur de la vie animale.
    Sans nier l’existence du conflit, j’ai essayé de prendre en contre exemple un récif de corail, lieu marqué par des complémentarités extraordinaires donnant un équilibre (fragile). Par exemple le poisson clown a une glue sur la peau qui neutralise les capteurs de l’anémone de mer. Il peut ainsi s’abriter parmi ses tentacules. En échange il la nettoie de ses parasites.

    Mais non, mon ami voyait ces relations de complémentarité comme accessoires. Pour lui c’était des communautés d’intérêt totalement subordonnées à la compétition et à la violence qui fondent le monde animal.
    Je ne pense pas qu’un chinois aurait adhéré à son propos, à l’ère classique tout du moins. Impossible de se prononcer pour un chinois d’aujourd’hui. Peut être que quelqu’un voudra se prononcer ?

    Florent

  8. septembre 12, 2009

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