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Traduire ce n’est pas trahir

2008 avril 27
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Posted by florent
Les questions qui se posent sur la traduction entre Français et Chinois me passionnent.

Est ce possible ou non de traduire ?
Doit-on viser la fidélité ou la créativité pour plus d’intelligibilité ?
Cherche-t-on l’exotisme ou bien la naturalisation ?

J’avais posté ici une belle bourde de traduction, ainsi que pas mal de poésies et deux nouvelles de Luxun : Guxiang et Kong Yiji.
 
Voici un lien passionnant vers une réflexion sur la question. J’en reprends quelques extraits :

(mes commentaires ou introductions sont entre parenthèses)

La langue et la culture chinoises semblent précisément pouvoir nous offrir, en tant qu’Occidentaux, ce point

ultime de référence permettant de relativiser l’étendue de notre civilisation. La Chine serait ” cet Autre fondamental sans la rencontre duquel l’Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des limites de son Moi culturel “, comme l’écrit Simon Leys

Le philosophe Paul Ricoeur souhaite sortir de cette alternative théorique entre le ” traduisible versus l’intraduisible ” qui pour lui est ” une impasse spéculative ” menant vainement à la tentative de justifier a priori une langue universelle qu’elle soit originaire ou reconstruite. [5] La traduction est pour lui un fait prouvé par son exercice même ; aussi du point de vue d’une dialectique pratique, l’opposition légitime est plutôt ” fidélité versus trahison “, quitte à faire de la pratique de la traduction ” une opération risquée toujours en quête de sa théorie “. L’acte proprement opératoire de traduire serait donc ce travail qui consiste à ne pas trahir l’original c’est-à-dire à lui être le plus fidèle possible. En ce sens, ce n’est pas la traduction qui est impossible, c’est la traduction parfaite.

(sur l’exotisme parfois ésotérique qui “fait bien” et que certains recherchent, faisant alors dévier le langage de sa fonction première)
” Tant que l’on ne sent pas l’étrangeté, mais l’étranger, la traduction a rempli son but suprême ; mais là où l’étrangeté apparaît en elle-même et obscurcit peut-être même l’étranger, alors le traducteur trahit qu’il n’est pas à la hauteur de l’original. “, écrit W. von Humboldt

(extraordinaire propos d’un linguiste chinois)
on est frappé par une similitude étonnante entre l’histoire de la tradition chinoise et occidentale. Du problème-clé de la traduction qu’est la fidélité dérive toute une série de binômes, tels que la traduction littérale et la traduction libre, la traduction des mots et la traduction du sens, la fidélité à la forme et la fidélité au fond, le fidélité au corps et la fidélité à l’âme, l’imitation et la récréation, la fidélité et la trahison, l’exotisme et la naturalisation, la traduction sourcière et cibliste, le vrai et le beau, l’exactitude et la beauté, la possibilité et l’impossibilité, etc. La formulation de ces problèmes est presque la même en Occident et en Chine

(je ne connaissais pas ce paradoxe de laozi en gras ; il est beau et profond!)
Dès la dynastie des Han de l’Est (25-220 ap. J.-C.), un grand nombre d’ouvrages bouddhiques ont été traduits en chinois. La Préface à la traduction des Canons bouddhiques (148 ap. J.-C.) de Zhiqian, traducteur célèbre à l’époque des trois Royaumes, est considérée comme le premier traité sur la traduction. L’auteur s’y réfère au dilemme très connu posé par Laozi, un des plus grands sages chinois : la parole belle n’est pas fidèle, et la parole fidèle n’est pas belle. Il s’agit alors pour Zhiqian de ne pas embellir les Canons bouddhiques mais d’y être fidèle. ” Ce qui nous fait penser tout de suite aux « belles infidèles » françaises qui ont partout leurs cousines. “, remarque Xu Jun.

(ce serait marrant de compter les nombres de mots de ces traductions pour voir la concision des traducteurs ; pour voir s’ils ont tendance à “concentrer le texte” ou au contraire à le “diluer”)
De la même façon qu’en France la traduction de l’œuvre de Virgile l’Enéide a connu 36 versions différentes au cours de l’histoire, le roman de Stendhal Le Rouge et le Noir possède une quinzaine de versions chinoises.

(intéressante phrase qui montre pour moi combien la fidélité est un mythe)
Ensuite, la traduction, s’inscrivant dans des époques historiques, vieillit.

(je serais plutôt de l’avis de Xu Yuanchong ci dessous, et vous ?)
Xu Jun retrace ainsi l’immense débat qui a eu lieu en Chine en 1995 autour de la retraduction du roman français en question entre les traducteurs, les théoriciens de la traduction mais aussi les lecteurs. Dans ce débat, deux traducteurs du Rouge et le Noir divergent totalement de point de vue.

Le premier, Hao Yun, considère qu’on n’a pas le droit de changer ce que l’auteur a créé dans son œuvre :

” Si l’original est une algue, j’essaie de l’offrir avec son goût original aux lecteurs chinois, sans la changer en nouilles, bien que l’algue soit plus difficile à digérer que les nouilles pour les lecteurs.”

Le second, Xu Yuanchong, pense que la traduction est une recréation en concurrence avec l’original qui doit le dépasser en faisant prévaloir les avantages de la langue d’arrivée :

” Je m’efforce toujours de traduire le Rouge et le Noir en une langue purement chinoise. “
(notons que les lecteurs chinois préfèrent en grande majorité la fidélité, même “exotique”)

(un brin prise de tête)
Il doit y avoir de la recréation dans la fidélité et de la fidélité dans la recréation.

(tout le passage sur l’historicité de la traduction, qui est faite de “cas particuliers”, est passionnant. En voici juste un extrait)
Ainsi, pour échapper à l’opposition entre l’objectivité du texte à traduire et la subjectivité du traducteur, se sentant toujours coupable de trahison, Xu Jun propose de ne plus prendre le critère exclusif de la fidélité pour juger de la qualité d’une traduction mais d’avoir une vue d’ensemble comprenant plusieurs niveaux : niveau de pensée, niveau sémantique et niveau esthétique. Il faut, dans ces différents niveaux, « chercher l’équivalence dans la différence ». Au niveau fondamental qui se base sur l’universalité de la pensée, on peut espérer une équivalence à peu près identique. Par contre au niveau sémantique où l’on doit obéir aux lois et règles de chaque langue, les équivalences sont inévitablement réduites. Au niveau esthétique, le degré d’équivalence variera en fonction de la subjectivité et la créativité de chaque traducteur. C’est l’harmonie de ces trois niveaux qui donnera une bonne traduction.
(extraordinaire propos non ? cela rejoint les propos de noel dutrait que nous avions relevé plus haut dans ce post)

François Jullien évoque l’échec de l’écrivain Lu Xun à vouloir intégrer la pensée de Freud dans un de ses contes, la figure du sujet présente dans la psychanalyse n’ayant “pas pris” en Chine en ce début de 20e siècle. [20] Mais aujourd’hui, un siècle plus tard, le premier psychanalyste chinois Huo Datong pratique bel et bien la science freudienne dans son cabinet à Chengdu.
(haha, mais cela signifie t il aujourd’hui que la figure du sujet ait “pris” en chine ? une des questions les plus difficiles à mes yeux)

(De jolies images de francois Cheng et Segalen (que je suis en train de lire : un régal!)
Pour l’écrivain chinois francophone François Cheng [26], les idéogrammes chinois, pratiquement coupés de la langue parlée, sont reliés directement aux choses qu’ils figurent par des traits essentiels. Il n’y pas de distance, de rupture entre les signes et le monde, entre l’homme et l’univers, mais au contraire est valorisée une ” conscience intersubjective où l’autre n’est jamais posé en vis-à-vis “. La genèse de l’idéogramme wen est par exemple très significative. Il désigne d’abord les dessins sur la robe d’un animal ou ceux des écailles de la tortue, telles des traces par lesquelles la nature signifie. C’est justement à l’image de ces signes que furent créés les signes linguistiques (empreintes d’animaux, traces d’oiseaux sur le sable), qu’on nomme également wen : 文 Chaque idéogramme contenant une multiplicité de strates graphiques et de sens est ainsi une « métaphore en puissance ». Si la métaphore est, en Occident, l’outil de la création poétique, la langue chinoise est en elle-même déjà métaphorique, déjà poétique et c’est à ce titre qu’elle a toujours fasciné les poètes français.

Citons Victor Segalen à qui les caractères chinois, “symboles nus courbés à la courbe des choses “, lancent le défi de leur faire dire ” ce qu’ils gardent ” :

“Ils dédaignent d’être lus. Ils ne réclament point la voix ou la musique. Ils méprisent les tons changeants et les syllabes qui les affublent au hasard des provinces. Ils n’expriment pas ; il signifient ; ils sont. ” [27].

(phrase intéressante qui me fait penser au jeu de go )
La composition même d’un texte chinois diffère totalement de celle d’un texte français. Là où le texte français dissèque son sujet selon une ligne directrice, déduisant logiquement des idées à partir de l’idée centrale ; le texte chinois le dissimule, tourne autour, induisant et suggérant à la façon de la poésie.

(l’explication d’un chengyu amusant : 邯郸学步)
le texte chinois est souvent truffé de « chengyu », ces expressions figées à quatre caractères dont certains sont la contraction de contes de l’antiquité. Par exemple, Handan xue bu : « Apprendre la démarche des gens de Handan » : un jeune homme s’en alla à Handan ; il y admira la démarche de ses habitants et tenta de l’acquérir ; non seulement ses efforts furent vains, mais il oublia son ancienne façon de marcher et fut contraint de retourner chez lui à quatre pattes. Ce chengyu signifie qu’à trop vouloir imiter autrui, on perd sa propre originalité, ou encore qu’il ne faut pas aller contre la nature des choses. La langue française possède aussi des proverbes faisant référence à l’antiquité mais ce qui diffère c’est la fonction littéraire de ces expressions proverbiales qui rehaussent le style d’un texte chinois. Alors que dans un texte français le style est avant tout la marque de l’individualité de l’auteur, dans un texte chinois le style consiste dans la référence et la maîtrise de ces expressions répétées depuis la nuit des temps. Que fera alors le traducteur français de ces chengyu ?

(curieuse affirmation que je ne suis pas sûr de partager : )
Notre idée est qu’il est plus difficile de traduire du chinois vers le français que du français vers le chinois, sans pour autant nier les nombreux obstacles qui existent dans ce dernier cas.

(là par contre je suis totalement d’accord)
La traduction propre à la langue chinoise ne relèverait-elle pas ainsi d’un domaine plus vaste que celui de la linguistique à savoir celui de l’étude des signes, la sémiotique ?

Si toute traduction est sémiotique, alors ce qui devient intéressant ici ce n’est ni la fidélité de la traduction d’une langue à une autre, ni les difficultés d’ordre linguistique ou littéraire, mais la possibilité de passer d’un système de signes à un autre favorisant le dialogue des culture voire leur métissage dans un acte de réécriture. La littérature chinoise francophone en est un exemple.

Terminons par trois conclusions générales sur cet article :

- D’abord, si on fait une recherche (par ctrl-F) sur la page on se rendra compte que l’article élude soigneusement la question du mot chinois. C’est quoi un mot ?
Il y a juste la phrase de wilhelm : C’est que le chinois, à la différence des langues européennes voire sémitiques, se compose de mots dont le sens, incertain, n’est précisé que par le contexte, ou la glose qui en donne l’acceptation autorisée. Phrase hasardeuse car le mot a du sens, par définition. Il est unité de sens.
- Ensuite je regrette que la notion de concision ne soit pas abordée ; elle est compliquée et difficile à comprendre dans mon expérience
- Enfin sur l’historicité de la traduction je trouve dommage que les traductions actuelles de textes anciens ne soient pas mentionnées. Il y a des “distortions d’époque” qui rentrent à l’évidence en jeu.

5 Réponses Leave One →
  1. Anonyme permalien
    juin 12, 2008

    Dans ce métier, on dit qu’il y a trois critères dans l’ordre pour une bonne traduction: 信、达、雅; c’est le grand traducteur 严复 (1853-1921) qui les a proposés et lesquels sont acceptés depuis par une majorité des traducteurs chinois. 信, c’est la fidélité au texte original, c’est le plus important critère.

    On peut traduire 信、达、雅 par fidélité, intelligibilité, style

  2. Claude Simard permalien
    février 15, 2010

    Bonjour Florent,

    A tout hasard, auriez-vous l’article complet que vous commentez, parce que le lien (http://www.afi.ouvaton.org/La-traduction-culturelle-entre-le) n’existe plus.

    Le sujet de la traduction du chinois au français m’intéresse vivement, et j’aimerais bien pourvoir l’article en entier.

    Si vous l’avez, pourriez-vous me l’envoyer à mon adresse courriel.

    Merci à l’avance,

  3. florent permalien
    février 22, 2010

    Bonjour Claude,
    J’ai googlé des expressions tirées du lien ; il semble effectivement avoir disparu du web et c’est bien dommage !

    Il ne vous reste qu’à contacter le site en question pour lui demander une copie

    bonnes recherches et surtout bonne année du tigre

  4. moi permalien
    septembre 3, 2010

    Rappelez-moi, SVP, le nom du processus pour dire ‘Cocacola’ ou ‘Descartes’ en chinois. Ce n’est pas une traduction, mais c’est une … Merci.

  5. florent permalien
    septembre 4, 2010

    Je pense que transcription comme translittération sont corrects ; de même que “Pékin” est la transcription de 北京 selon la romanisation (transcription latine de mots chinois) de l’EFEO, alors que la romanisation Pinyin (officielle chinoise) nous donne Beijing.

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